De l'analogie entre l'esclavage et la peine de mort


De quelques objections
faites par des personnes pieuses contre l'abolition de la peine de mort
Le Semeur, Volume 5, 1836

Il n'est pas rare d'entendre des chrétiens réclamer, au nom de dix-huit siècles d'expérience, contre les tentatives faites aujourd'hui pour l'abolition de la peine de mort, et s'étonner que l'on veuille maintenanl bouleverser à cet égard notre législation pénale, quand, depuis l'existence du Christianisme, nulle voix, parmi tant de théologiens éminents par leur piété et savants dans la science de l'Evangile, ne s'est élevée pour protester contre la peine capitale. Nous avouerons franchement que nous ne savons pas comprendre la force de cette objection. Quand il s'est agi dernièrement, en Angleterre, d'anéantir à tout jamais, dans la vaste étendue des possessions britanniques, l'esclavage des noirs, personne a-t-il songé à faire valoir un tel argument ? Non, et pourquoi ? parce qu'on a fort bien compris que sur un point de morale sociale, qui se déduisait des enseignements de Jésus-Christ par la voie de l'analogie, bien plus qu'il ne constitue un commandement positif de la Parole de Dieu, l'habitude, les préjugés, la tradition, l'entourage, pouvaient avoir étendu un voile d'obscurité si épais, que les yeux des croyants les plus sincères et des docteurs les plus clairvoyants ne fussent pas parvenus à le percer. C'est ainsi que l'histoire offre plus d'un exemple de chrétiens, qui non seulement ont approuvé et conseillé la traite des noirs, mais qui se sont eux-mêmes livrés à cet abominahlc trafic, après avoir cru, de tout leur cœur, à la charité de Jésus-Christ. Et pourtant l'abolition de l'esclavage peut-elle se conclure des préceptes de l'Evangile, par voie d'induction, d'une manière plus claire, plus directe et plus positive, que celle de la peine de mort ? Nous ne le pensons pas ; nous croyons même que si l'une de ces deux questions a droit de revendiquer à 1'égard de l'autre un degré d'évidence plus complet et plus frappant, l'avantage demeure évidemment à cette dernière ; car si l'Evangile proclame la dignité humaine, enseigne la parfaite égalité des hommes devant Dieu, leur assure et leur garantit des droits semblables, comme créatures libres et morales, et prêche surtout cette divine charité qui est antipathique à toule espèce d'esclavage, révèle-t-il avec moins de puissance et de clarté la valeur infinie de l'âme humaine estimée au prix du sang du Fils de Dieu, met-il dans un jour moins lumineux l'immortalitd et le jugement, prêche-t-il avec moins de force l'absolue nécessité de la repentance, de la foi et de la régénération, pour entrer au royaume des cieux, et par conséquent ne flétrit-il pas comme mauvais et sacrilège tout système qui tend à priver un homme ou quelques hommes des moyens de rentrer en grâce auprès de Dieu ?

Distinguons ici soigneusement entre la doctrine chrétienne et ses applications. La doctrine chrétienne, qui n'est autre que la vérité éternelle de Dieu, est de sa nature immuable ; elle n'est susceptible ni de modification, ni d'amélioration. Le témoignage des siècles, le progrès des lumières ne sauraient rien ajouter à sa perfection divine. Elle est aujourd'hui tout ce qu'elle a jamais été et tout ce qu'elle sera jamais. Il n'en est pas de même de ses conséquences diverses et de ses nombreuses applications. Les unes ont été découvertes plus tôt, les autres n'ont élé aperçues que plus tard. A cet égard, la marche de l'histoire, les progrès de la morale sociale, le développement successif de l'humanité sous ses différentes phases et dans ses innombrables institutions, peuvent réagir sur elle, non pour la perfectionner, ainsi que nous l'avons déjà dit, mais pour manifester quelqu'une de ses perfections non encore comprises, et faire saisir l'une de ses applications non encore réalisées. On l'a vu pour l'esclavage ; nous allons le voir bientôt, il faut l'espérer, pour la peine de mort, et nos descendants le verront sans doute après nous pour la question de la guerre. Nous ne doutons pas, en effet, que dans quelques siècles, les chrétiens qui nous auront succédé dans l'Eglise, ne s'étonnent et n'aient même de la peine à croire, qu'il ait existé avant eux des hommes se disant disciples du Sauveur, qui aient pu être soldats, faire la guerre de propos délibéré, tirer de sang-froid le glaive contre des êtres qu'ils faisaient profession d'appeler leurs frères, et tremper leurs mains dans le sang, eux à qui leur foi ne permettait pas d'avoir des ennemis. Nous avons, sur ces deux derniers points, aussi peu de doutes que sur le premier, que l'émancipation du 1er août 1834 **  (3) a placé, aux yeux des chrétiens des deux mondes, dans une si éclatante lumière. Ainsi le témoignage des siècles n'est point une démonstration en cette matière, et la conséquence qu'on veut en tirer en faveur de la conservation de la peine de mort n'est pas moine une présomption favorable que nous puissions admettre.

Mais l'on fait contre l'abolition de la peine de mort une objection plus considérable ou du moins plus spécieuse. Comment, dit-on, osez-vous blâmer une ordonnance, qui a pour sanction un commandemenl positif de Dieu ? Car, ajoute-ton, vous n'ignorez pas que sous la théocratie mosaïque Dieu a ordonné lui-même la lapidation et les autres peines capitales. Nous ne nions pas ce dernier fait ; mais ce que nous repoussons, de toutes nos forces, c'est la conséquence qu'on voudrait en tirer. Ces lois pénales, en effet, à qui ont-elles été données ? Au peuple d'Israël, comme peuple d'Israël, et non point à nous, comme chrétiens. Elles font partie des lois civiles données aux Juifs ; elles sont, de leur nature, transitoires, passagères ; elles ont pris fin avec l'économie à laquelle elles appartiennent. Car si, en parlant de la loi morale, Jésus-Christ a dit : "qu'il n'était point venu pour l'abolir, mais pour l'accomplir" (Math. V, 17) parce qu'éternelle et immuable de sa nature, elle ne peut pas plus cesser d'être que le Dieu qui l'a promulguée, il a positivement déclaré, par la bouche de l'un de ses disciples, que quand aux lois civiles et cérémonielles données aux Hébreux, elles étaient abolies et ne regardaient plus les chrétiens, (Hébreux, VIII, 15. X, 9, etc.). L'alliance de la justice a fait place à l'économie de la grâce, le ministère de mort au ministère de paix, la théocratie visible et temporelle à la théocratie invisible et spirituelle, (2. Corinthiens, III, 6-11). Pour prouver que la peine de mort, inscrite dans le Code pénal des Hébreux, concerne encore les peuples qui vivent sous l'économie évangélique, il faudrait montrer que la théocratie juive, à laquelle l'existence de celte loi était attachée, subsiste encore, qu'elle continue à régner chez les peuples qui portent le nom de chrétiens, qu'elle intervient dans tous les actes des gouvernements, qu'elle sanctionne toutes les lois des magistrats, qu'elle scèle de son sceau chacune des sentences qui sortent de la bouclie des juges, et qu'elle prend, en quelque sorte, le glaive, de la main de l'exécuteur des hautes oeuvres, pour en frapper le coupable. Alors, et alors seulement, l'on serait autorisé à conclure, de ce qui se passait sous l'ancienne économie, à ce qui doit avoir lieu sous la nouvelle. Mais la théocratie visible ayant pris fin, toutes les lois qu'elle a créées et auxquelles elle servait d'appui, ont pris fin avec elle. Pourquoi chez les Hébreux, la peine de mort n'était-elle point une peine matérialiste ? Parce que Dieu l'avait commandée, et que dans chaque cas donné le magistrat qui l'infligeait, et qui n'était lui-même dans les mains de l'Eternel qu'un instrument docile de ses mystérieuses volontés, pouvait, pour sa propre consolation, se dire à lui-même, que le sort éternel du coupable que, par la mort, il précipitait dans le inonde invisible, avait été réglé par le suprême arbitre de l'univers, que ce malheureux ne mourrait ni plus tôt ni plus tard que Dieu ne le voulait, et qu'il y avait dans ce cas-là une intervention spéciale, surnaturelle, miraculeuse de la Providence. Vivons-nous sous un régime pareil ou seulement analogue ? Nullement. Il n'y a donc aucune conclusion a tirer des lois mosaïques pour défendre le Code pénal qui nous régit aujourd'hui.

C'est bien, dit-on ; mais les Français sont-ils donc tous chrétiens ? Portent-ils tous le joug de l'évangile ? Remplissent-ils tous les conditions de l'alliance de grâce et de liberté ? Nous ne le prétendons pas. Mais parce qu'ils ne sont pas chrétiens, voudriez-vous, par hasard, les faire juifs ? Dans ce cas, commencez par les circoncire, dressez un tabernacle, ressuscitez les sacrificaleurs et les sacrifices, rétablissez tout l'attirail des lois cérémonielles et autres ; car à quoi bon prendre un lambeau de l'ancienne théocratie, pour en habiller la nation française ? 11 serait plus rationnel, si l'on veut la replacer sous le joug de Moïse, de la gratifier du système tout entier de ce législateur. Mais non, les privilèges du christianisme et ses bienfaits moraux, sociaux et politiques appartiennent à tous les peuples, qui font de cette religion une profession extérieure, et si tous les individus dont ils se composent, ne jouissent malheureusemcnl pas de ses premières et principales faveurs, qui sont la paix de Dieu, la communion avee Jésus-Christ et la vie chrétienne, il ne faut au moins pas leur envier et chercher à leur ravir les dons d'un ordre secondaire, que le Seigneur peut et veut leur dispenser par le moyen de l'Evangile.

Nous ne terminerons pas sans rappeler ici un fait frappant et qui nous semble répandre un grand jour sur cette matière. Que lisons-nous au quatrième chapitre de la Genèse ? Un frère devient meurtrier de son frère ; Caïn tue Abel : le premier meurtrier est un fratricide. Que fait l'Eternel dans cette circonstance ? Il place le criminel sous la protection de l'humanité ; il lui imprime une marque au front "afin, dit l'écrivain sacré, que quiconque le trouverait, ne le tuât point", (Gen. IV, 15)."

II est vrai que plus tard, immédiatement après le déluge, l'Eternel, traitant alliance avec Noé et avec sa famille, prononce ces mémorables paroles, qui semblent consacrer à tout jamais la peine de mort, du moins pour les cas de meurtre : "Celui qui aura répandu le sang de l'homme dans l'homme, son sang sera répandu ; car Dieu a fait l'homme à son image", (Gen. IX. 6). Mais avec qui le traité, dont cette parole est l'une des clauses, est-il conclu ? Avec Noé et sa famille, et non point avec nous. La preuve qu'aucun chrétien ne se croit obligé de garder cette dernière alliance se trouve dans le fait qu'il ne vient à la pensée de personne d'entre nous de s'abstenir de manger la chair des animaux avec leur sang, ce qui pourtant était l'une des conditions du pacte conclu avec Noé et sa famille. L'alliance mosaïque a remplacé l'alliance noachite, comme l'alliance chrétienne a été substituée à l'alliance mosaïque ; c'est-à-dire, en d'autres termes, que l'alliance avec la famille de Noé a fait place à l'alliance traitée avec le peuple d'Israël, comme l'alliance traitée avec le peuple d'Israël a fait place elle-même à l'alliance traitée avec l'humanité par Jésus-Christ. Pour nous qui, par une grâce insigne de la Providence, avons le bonheur d'être nés sous l'Evangile, nous ne connaissons et nous ne voulons connailre d'autre alliance que cette dernière, et nous ne nous sentons aucune vocation ni pour nous placer nous-mêmes, ni pour placer qui que ce soit, sous le joug d'autres économies, qui n'existent plus depuis longtemps. L'Evangile, voila notre loi ; l'Evangile, voilà notre code moral, notre code social, notre code pénal ; or, l'Evangile non seulement ne renferme aucun article sur la peine de mort (1), mais, ainsi que nous l'avons vu, toutes ses doctrines sur l'âme humaine, sa misère naturelle,, la rédemption, le jugement, l'éternité, sont antipathiques à la peine de mort, et c'est avec une pleine conviction que nous répétons, que sous l'Evangile, qui a mis en évidence la vie et l'immortalité par Jésus-Christ, (2. Timothée I, 10), la peine de mort, qui sous la loi mosaïque s'appuyait de l'autorité d'une ordonnance divine et n'était qu'une peine sévère, est véritablement aujourd'hui une peine matérialiste.

(1) Ln mort subite d'Ananias et de Saphira (Actes V, 1-11) ne saurait fournir un argument solide en faveur de la peine de mort. Car personne n'aura la pensée, sans doute, de prétendre que saint Pierre joue ici le rôle d'un juge ou d'un bourreau. Il agit dans cette circonstance, en sa qualité d'apôtre, inspiré de Dieu, et il a su probablement pourquoi il ressuscitait, pour un moment, dans ce cas particulier, le régime de la thcocratie ancienne.

"Le champ, c'est le monde". (Math. XIII, 28).
Le Semeur
Journal religieux, politique, philosophique et littéraire
Paraissant tous les mercredis

Le Gérant, DEHAULT
Au Bureau du Semeur, 1836
Imprimerie Boudor, rue Montmartre, n° 131.

Illustration : Nativité, Eglise Saint Chéron de Coulombs


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