Bleue comme une orange la nuit des mers des Suds
Reçoit Alix Renaud
Le 18 décembre 2008,
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Haïtien-Québécois, le poète et écrivain,Alix Renaud est reconn par la communauté mondiale. Il exerce plusieurs métier, journaliste, enseignant, chroniqueur gastronomique…
Alix Renaud, membre des 3A ~ Histoire & Sociétés, a suivi depuis 5 ans l'activité de la Société d'Histoire 94120 Saint-George & Dalayrac. Il est l'auteur de la traduction en créole du poème de Eluard "Liberté". Cette traduction réalisée pour la Société d'Histoire 94120 Saint-George & Dalayrac, a été offerte aux Fontenaysiens à l'occasion du 10 mai 2006.
Grand roi et petit fou
Un nouveau livre de jeunesse écrit par Alix Renaud.
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Bleue comme une orange la nuit des mers des Suds
Csgd94120
Culture, ce que chacun récolte dans le dalot.
Mathieu Méranville : sports, emploi, quelle place pour les migrants ?
Bleue comme une orange la nuit des mers des Suds
Migrations, nomadisme, Sédentarité
Votre carton d'invitation
Mathieu Méranville
Au secours, le prof est noir !
Ancien athlète, Mathieu Meranville, né en 1962 à Saint-Esprit en Martinique, est diplômé de l'École supérieure de journalisme de Lille, promotion 1986. Aujourd'hui, il travaille au service des sports de la rédaction nationale de France 3. Son premier ouvrage, Sport, malédiction des Noirs ? est paru en 2007 chez Calman-Lévy dans la collection "Sciences Humaines et Essais".
Perugin (dit), Vannuci Pietro di Cristoforo (vers 1448-1523)
Le Martyr de Saint Sébastien
Huile sur bois
RUBENS Pierre Paul ; Siegen (Westphalie), 1577 ; Anvers, 1640
Le martyre de Saint Georges
peinture à l'huile ; bois
Au secours, le prof est noir !
Le deuxième est un livre sur les licenciements dans l'Education Nationale co-écrit avec Serge Bilé.
Dans Au secours le prof est noir ! paru début octobre aux éditions Pascal Galodé, les journalistes et Mathieu Méranville mènent une enquête sur le racisme dans le système scolaire français.
En France, le chômage de longue durée touche toutes les catégories professionnelles dès 45 ans.
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Mathieu Méranville
Au secours, le prof est noir !
"Peut-on être [Confrontés à des élèves qui moquent leur accent ou leur couleur, des parents qui les déconsidèrent et des collègues qui doutent de leur compétence, ils doivent également surmonter bien des obstacles pour obtenir leur titularisation. Un quotidien que ces enseignants vivent particulièrement mal… Lire la suite.noir] Afridescendant et enseignant en France ? La question a de quoi surprendre. Et pourtant nombreux sont les profs [antillais] Domiens — ou Tomiens ? — et Africains, de la maternelle à la terminale, qui se la posent chaque matin en se rendant dans leur salle de classe.
2007 : Sport, malédiction des Noirs ?
Ancien athlète, Mathieu Meranville, né en 1962 à Saint-Esprit en Martinique, est diplômé de l'École supérieure de journalisme de Lille, promotion 1986. Aujourd'hui, il travaille au service des sports de la rédaction nationale de France 3. Son premier ouvrage, Sport, malédiction des Noirs ? est paru en 2007 chez Calman-Lévy dans la collection "Sciences Humaines et Essais".
Référents iconographiques et culturels
Perugin (dit), Vannuci Pietro di Cristoforo (vers 1448-1523)
Le Martyr de Saint Sébastien
Huile sur bois
RUBENS Pierre Paul ; Siegen (Westphalie), 1577 ; Anvers, 1640
Le martyre de Saint Georges
peinture à l'huile ; bois
Au secours, le prof est noir !
Le deuxième est un livre sur les licenciements dans l'Education Nationale co-écrit avec Serge Bilé.
Dans Au secours le prof est noir ! paru début octobre aux éditions Pascal Galodé, les journalistes et Mathieu Méranville mènent une enquête sur le racisme dans le système scolaire français.
Chômage des Quinquas
En France, le chômage de longue durée touche toutes les catégories professionnelles dès 45 ans.
Bleue comme une orange la nuit des mers des Suds
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Culture, ce que chacun récolte dans le dalot.
La volonté cherchant sa loi
Psychologie
Discussion d'une question de date entre la morale et la philosophie
La volonté cherchant sa loi.
Alexandre Rodolphe Vinet.
Deuxième et dernier article
Le Semeur
Tome cinquième
1er janvier - 31 décembre 1836
Lire le premier article
Entre la morale et la philosophie
Je ne sais si quelqu'un se scandalisera de voir ici la morale et la religion en quelque sorte identifiées. Il n'y a point là matière à scandale : bien au contraire. La dignité de la religion, sa puissance, tiennent précisément à cette unité, ou, si l'on veut, à cette confusion. Une religion qui n'est pas de la morale a moins de valeur encore qu'une morale qui n'est pas de la religion. Il faut, bien loin de le dissimuler, le dire très clairement et très-haut, afin qu'on cesse, dans le monde, de décrier le dogme en le représentant comme un appendice gratuit, et une incommode excroissance de la morale. Qu'on sache bien qu'il n'y a pas une fibre dans la religion, pas une idée, pas un article de foi, qui ne doive être de la morale.
Telles ont été en tout temps et par tout pays les religions humaines; humaines dans un sens exclusif, car elles n'ont réfléchi que l'humanité. Certes , la vraie religion doit être humaine, et plus que toutes les autres ; car Dieu qui en est l'inventeur connaît sûrement mieux l'homme que l'homme ne se connaît ; mais elle est en même temps divine , et les religions humaines ne sont qu'humaines. Elles reproduisent avec une fidélité idéale l'élat des mœurs et de la société, elles consacrent à la fois le bien et le mal qui s'y trouvent ; non tout le bien ni tout le mal, mais tout le bien dont la multitude éprouve l'amour et le besoin, et tout le mal que la société aime et qu'elle peut supporter sans se dissoudre. Elles expriment donc ce qu'on pourrait appeler la moyenne de l'état moral ; mais tout ce qui est entre les deux limites que nous venons d'indiquer, elles l'exaltent, elles l'exagèrent ; elles s'élèvent jusqu'au sommet de celle espèce de médiocrité des mœurs générales. Tout ce que le peuple aime, veut et sent, se trouve ainsi consacré ; et il est juste de faire observer que l'intérêt de la masse ayant dicté la religion, et cet intérêt étant naturellement plus analogue à l'ordre et à la conservation que tels ou tels intérêts individuels, les religions, eu égard à l'état des mœurs et de la culture, appuient proportionnellement moins sur le mal que sur le bien, et sont plus bienfaisantes et plus morales que ne le serait l'absence de toute religion. En elfet, dans ce dernier cas, les mœurs publiques seraient livrées à elles-mêmes, et n'auraient pas pour modérateur cette espèce d'idéal que leur présente la religion nationale, et qui, bien que tiré d'elles-mêmes, vaut pourtant mieux qu'elles-mêmes. Mais tout dégénère et se dénature : la religion tombe entre des mains dont l'intérêt est de la rendre toujours plus distincte de la morale, ou d'en faire une morale à part tout arbitraire et toute conventionnelle ; mais avant cette époque, et plus près de son origine, la religion a bien le caractère que nous lui avons assigné, et peut, dans un sens relatif, passer pour une institutiou bienfaisante. Toute religion est sociale, tandis que l'athéisme est éminemment anti-social. Le premier effet d'une religion quelconque est d'obliger les bomrnes les uns envers les autres ; car il est impossible, nous l'avons vu, qu'ils n'attribuent pas à leurs dieux quelques bonnes qualités, et il est impossible qu'ils ne se croient pas tenus d'imiter les bonues qualités de leurs dieux. Premiers types de leurs dieux, il faut bien qu'ils s'en fassent ensuite les imitateurs. La chaîne de la vertu, scellée en quelque sorte dans la Divinité, en devient plus serrée et plus forte. Si Vénus adultère autorise la licence des mœurs, Jupiter hospitalier contraint à l'hospitalité. Tous les devoirs que la nature et l'intérêt disposent à pratiquer, prennent un caractère de sainteté ; tous les vices que la société ne pourrait supporter subissent un frein plus fort. Montesquieu a senti tout cela, et l'a plus d'une fois exprimé (5). Nous ne citerons que ce passage des Lettres persanes (6) : "Dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion... En quelque religion qu'on vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu'il établit une religion pour les rendre heureux ; que, s'il aime les hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eus tous les devoirs de la charité et de l'humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent".
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Culture, ce que chacun récolte dans le dalot.
Discussion d'une question de date entre la morale et la philosophie
La volonté cherchant sa loi.
Alexandre Rodolphe Vinet.
Deuxième et dernier article
Le Semeur
Tome cinquième
1er janvier - 31 décembre 1836
Lire le premier article
Entre la morale et la philosophie
Dans l'examen que nous avons tenté de la marche de l'esprit humain vers la spéculation philosophique, nous avons rencontré deux faits également remarquables : l'antériorité absolue du sentiment sur l'idée, et l'instinct qui porte tout homme à régler sur l'idée ses sentiments et sa conduite ; instinct qui lui-même est un sentiment, le plus primitif et le plus élémentaire de tous.
Mais, après cela, nous avons reconnu combien il est difficile à l'homme de trouver une idée ou une règle qui soit autre chose que lui-même. Et quand je dis lui-même, je n'entends pas l'individu seulement, mais l'homme collectif, l'humanité ; et quand je dis l'humanité, j'entends l'humanité avec ses instincts moraux, avec la notion du devoir, et les exigences de la conscience. Ce moi, tout vaste qu'il est, pourvu de ses plus nobles parties, est encore le moi, autre chose que l'idée, moins que la règle que l'homme invoque sans la connaître ou la nommer. La loi présentée avec ces circonstances n'est toujours que l'humanité offerte pour règle à l'humanité ; et s'il était possible de concevoir un homme en qui tous les attributs de l'humanité fussent personnifiés, un homme-type, l'homme par excellence, cet homme ne consentirait pas à s'accepter pour règle : il en chercherait une en dehors et au-dessus de lui.
Cet homme ferait ce qu'a fait l'humanité dans tous les temps et de toutes les manières, c'est-à-dire de toutes les manières humaines. Avant de les retracer, répondons à cette question : Qu'est-ce que l'homme avait affaire de chercher une idée ou une règle ? Ne la portait-il pas en lui-même ? N'avait-il pas la conscience ?
Il y a deux réponses à faire.
Dans l'état actuel de l'être humain, c'est-à-dire à le prendre aussi haut dans son histoire qu'il nous est possible de remonter, nous trouvons bien en lui des sentiments moraux, la notion générale du juste et de l'injuste, mais, sur les applications, nous le voyons varier de siècle à siècle, de nation à nation, et presque d'homme à homme. Ces divergences réclament une règle uniforme et souveraine. L'homme est pressé par sa conscience même de la chercher ailleurs que dans sa conscience, qui ne la lui fournit pas.
Ce n'est pas tout : la conscience est proche voisine du moi, c'est-à-dire de toutes nos affections et de tous nos intérêts. En droit, elle est le gardien logé chez nous à nos frais pour surveiller nos actes et en rendre compte ; mais nous le distrayons, nous le subornons, nous le mettons dans nos intérêts ; nous le faisons asseoir avec nous à notre table ; nous déridons son front sévère, et lui faisons vider avec nous la coupe de l'étourdissement ; il s'identifie avec nos passions, il les épouse ; oubliant son rôle, de nos affaires il fait les siennes ; de loin à loin seulement il se souvient qu'il en a d'autres. La conscience pouvait être notre règle lorsqu'elle était bien distincte de nous-mêmes, et que nous ne risquions pas de mettre la notion du devoir au service de la passion. Mais l'humanité n'a pas été longtemps à reconnaître que la conscience, tantôt négligée, tantôt subornée, rarement obéie, n'était le plus souvent qu'une nue propriété, plus féconde en charges qu'en revenus, et qu'il fallait ailleurs qu'en nous chercher du recours contre nous.
Que faire ? car l'homme sentait bien que sa volonté, loin de pouvoir lui servir de règle, avait besoin elle-même d'être réglée, rectifiée que sa volonté, un un mot, n'était pas bonne. Il allait plus loin : il comprenait que toute la question n'était pas là ; qu'il ne s'agissait pas uniquement de rendre sa volonté bonne ; que la volonté est mauvaise par cela seul qu'elle se fait son propre objet ; que, dans un sens absolu, il ne nous appartient pas de vouloir ; que notre volonté n'est là que pour en accomplir une autre ; que c'est dans l'intérêt de cette dernière que nous devons vouloir ; en d'autres termes, que c'est Dieu qui doit vouloir en nous.
Ces considérations n'ont pas revêtu chez, tous les peuples et chez tous les hommes la forme précise que nous essayons de leur donner : car les raisonnements qui déterminent l'humanité ne sont pas ceux, dont elle a le plus nettement conscience. Elle n'exprime pas à beaucoup près tout oc qu elle conçoit, et elle conçoit beaucoup moins qu'elle ne sent. Une analogie peut rendre la chose sensible. Quiconque s'approprie l'usage d'une langue, fait, sans s'en douter, une quantité de raisonnements fort délicats, dont il ne pourrait pas rendre le moindre compte. Direz-vous qu'il ne les a pas faits ? direz-vous que rien ne s'est passé dans son esprit ? ne lui accorderez-vous pas une intuition rapide des choses que vous avez analysées avec lenteur ? Eh bien ! c'est là l'image de l'humanité dans le développement de sa vie morale et philosophique. C'est une langue qu'elle apprend, mais dont elle ne sait et ne saura jamais la grammaire.
Quoi qu'il en soit, une irrésistible impulsion a porté l'homme (je ne dis pas l'homme d'exception, le penseur ou l'homme-machine, mais l'homme qui occupe le vaste espace entre ces deux points extrêmes) à chercher une volonté à laquelle il pût soumettre la sienne. Il ne l'a pas longtemps cherchée. Il l'a reconnue en Dieu ; ou, si mieux vous aimez, il a nommé cette volonté Dieu. Il a conçu immédiatement Dieu comme une volonté régulatrice. Il ne s'agissait pas pour lui de se prouver l'existence d'une cause première : il n'en avait jamais douté ; il ne s'est pas laborieusement appliqué à revêtir cette cause nue des différentes propriétés qu'impliquaient sa nature de cause et le caractère de ses effets. Pas un instant Dieu n'a été pour l'humanité un être abstrait, une idée, mais dès l'abord une personne ; et de tout ce qui pouvait caractériser cette personne, rien n'a plus tôt ni plus directement intéressé les hommes que sa volonté ; sa volonté, dis-je, par rapport à la leur ; le Dieu de l'humanité a, de prime abord, été un Dieu moral, une morale personnifiée ; et ce que l'humanité a cherché avant tout dans les espaces étoiles, où le regard religieux se dirige instinctivement, c'est un législateur et un juge. La religion a donc été tout d'abord et essentiellement une morale ; et dans le fond elle n'est pas autre chose. Otez-en la morale, c'est-à-dire l'obéissance, rien ne reste ; on peut continuer à se servir du mot de religion, mais en le faisant mentir à son origine, et au sens que lui a donné de tout temps la conscience humaine (1).
M. Benjamin Constant nous montre la morale s'identifiant déplus en plus avec la religion, à mesure que la civilisation fait des progrès, et rectifiant le dogme en se mêlant avec lui (2). C'est encore une de ces choses qui sont vraies a leur date. La religion, après être passée à l'état de théorie ou de rituel, a repris corps et suhstance par l'accession de la morale ; mais elle n'a fait alors que remonter à son point de départ, à sa nature primitive, que se pénétrer de nouveau de l'idée qui lui donna naissance, que redevenir religion. Mais il est certain qu'à son origine, la religion fut une morale, et la morale une religion.
Cela n'implique point (il importe de le remarquer) que les devoirs de la morale soient arbitraires, que la morale n'ait aucune vérité objective, et que, comme corps de préceptes, elle vienne à l'homme tout entière du dehors. Il ne s'agit ici que de reconnaître en fait l'identité de la religion et de la morale. C'est dans ce point de vue que Kant a dit : "Nous ne pouvons nous représenter l'obligation sans y joindre l'idée d'un autre, qui est Dieu, et de sa volonté (3)". Voilà la morale se faisant religion. Et M. de Wette, dans son livre sur la Religion (4), a dit d'une manière bien plus absolue : "La religion est la foi à la validité de la loi morale dans le monde invisible,... la contemplation, par les yeux de la foi, du type et du centre d'une communion morale". Ici la religion est la morale même, avec Dieu pour objet.
Je ne sais si quelqu'un se scandalisera de voir ici la morale et la religion en quelque sorte identifiées. Il n'y a point là matière à scandale : bien au contraire. La dignité de la religion, sa puissance, tiennent précisément à cette unité, ou, si l'on veut, à cette confusion. Une religion qui n'est pas de la morale a moins de valeur encore qu'une morale qui n'est pas de la religion. Il faut, bien loin de le dissimuler, le dire très clairement et très-haut, afin qu'on cesse, dans le monde, de décrier le dogme en le représentant comme un appendice gratuit, et une incommode excroissance de la morale. Qu'on sache bien qu'il n'y a pas une fibre dans la religion, pas une idée, pas un article de foi, qui ne doive être de la morale.
L'homme a donc cherché dans la religion l'idée ou la règle qu'il ne trouvait pas en lui-même, ou que du moins il n'y trouvait pas authentique et irrrcusable. Mais, ô déception funeste, à laquelle il eût fallu s'attendre si l'humanité s'attendait jamais à rien ! L'humanité rendit témoignage à une vérité, mais ce fut tout. Elle ne trouva point cette volonté autre et plus haute que la sienne, qu'elle paraissait chercher. Elle ne refit point sa volonté à l'image de celle des dieux, mais celle des dieux à l'image de la sienne. Et, réalisant partout celle énergique et mémorable parole d'un prophète : "Dans mes sabbats, c'est votre volonté que vous trouvez", sa religion ne fut que sa propre nature, ses penchants, son état moral divinisés. On fit précisément l'inverse de ce qu'on s'était proposé : l'accord était trouvé entre la volonté divine et la volonté humaine, mais aux dépens de la première ; la volonté humaine s'était faite loi de la volonté humaine : Humana transtulerunt ad Deos, dit Cicéron ; divina mallem ad nos.
Ces détails nous mèneraient trop loin. Rentrons dans notre idée principale. La religion humaine représente, sans les dépasser réellement, le caractère, l'état moral, la constitution physique, les habitudes intellectuelles du peuple qui la parle ; oui, qui la parle, car une telle religion est une langue. La religion, de même que la littérature, mais dans un sens plus strict encore, est l'expression de la société ; mais cette définition qui, appliquée à un gouvernement, lui ferait honneur, n'en fait point à une religion. Un gouvernement en a fait assez quand il a reproduit les meilleures tendances du peuple qu'il régit : la religion veut être la maîtresse et la règle de ces tendances ; ses dimensions, sa hauteur sont immuables ; et elle ne connaît qu'une manière de concilier la volonté de Dieu et celle de l'homme : c'est de plier souverainement la seconde à la première. — En résumé, les religions humaines sont litéralement l'apothéose de la volonté.
Ce n'est pas là qu'est la cause immédiate de leur évanouissement progressif et de leur irrévocable décès ; mais c'est bien là qu'il en faut chercher le principe. Ce qui est humain est mortel. Sans doute aussi ce qui est divin peut se corrompre entre des mains humaines ; mais le germe divin résiste et ne peut mourir. Son immortalité a des agonies, sa lumière pâlit, ou se concentre dans un cercle étroit; mais sa vie n'a point de lacune et ne connaît point de terme. A chaque défaillance de sa lumière succède un jet plus vif de la flamme céleste. Cette vérité, bien qu'elle ait été acquise et qu'elle ait une date, est scellée au fond de la nature humaine comme ses croyances les plus élémentaires et les plus instinctives : elle appartient irrévocablement à l'humanité, ou, pour mieux dire, l'humanité lui appartient. Il n'en est pas de même des religions que l'homme a tirées de sa propre substance ; astres éteints, rien ne saurait les rallumer ; et quand l'hypocrisie sacerdotale et la dévotion politique les ont une fois profanées, quand l'illusion qui les soutenait sous le nom de foi s'est lentement dissipée, c'en est fait pour jamais ; le peuple, désabusé sans retour, mendie, sous le nom de religion, quelque nouvelle erreur ; le sage s'écrie avec dédain : "Qu'est-ce que la vérité ?" et ne connaît plus de choix qu'entre les doctrines d'Epicure et celles de Zenon.
Il est inutile à notre dessein de parler des premières ; mais les autres demandent un regard attentif. Le stoïcisme, c'est l'homme qui, pour avoir un Dieu, se fait Dieu lui-même. Le stoïcien, à la vérité, parle quelquefois des dieux, mais dans un sens sur lequel il ne faut pas se tromper. Ils sont un autre nom de son idéal, non la règle ni la raison première de sa volonté. Le stoïcien a conçu la vertu sous la notion de la force, non sous celle de l'obéissance. Elle ne se présente pas à lui sous l'aspect du devoir, mais sous celui de la dignité, soit personnelle, soit collective. Sans doute que dans le lointain, le sentiment obscur du devoir se décèle comme 1a source de cette notion de la vertu ; mais le stoïcien se cache à lui-même cette origine ; et si, dans cette religion de l'orgueil, le mot de devoir se prononce encore, c'est d'un devoir envers soi-même qu'il est question, et le respect envers soi-même est le motif et la substance de tout bien. Il y a dans cette religion les apparences d'une hostilité permanente, d'une guerre à mort contre la volonté, mais seulement les apparences ; car s'obéir à soi-même, ce n'est pas obéir, et des devoirs dont on est le premier et le dernier terme ne sont pas des devoirs. Encore ici, la volonté propre est déifiée ; on l'exalte, à la vérité, on l'élève en quelque manière au-dessus d'elle-même, afin de pouvoir plus convenablement l'adorer ; on la rend presque inaccessible, afin de pouvoir se figurer dans la volonté quelque chose d'autre et de plus grand que la volonté : mais tous ces artifices involontaires sont inutiles ; et voici ce qui arrive : ou bien l'on rabaisse enfin jusqu'à soi la règle afin de pouvoir y atteindre; ou bien on la maintient à sa première hauteur, et l'orgueil, sévèrement averti de son impuissance, devient du désespoir. On s'avoue que Dieu n'aurait pas mis la règle si haut qu'on l'a mise ; que Dieu qui a fait la nature n'aurait pas tué la nature : il n'en avait pas besoin ; le sacrifice implicite de la volonté est tout ce qu'il aurait demandé ; dès lors plus de tension, plus d'efforts démesurés ; une disposition tranquille et sereine, fondée sur la confiance en Dieu et sur la promesse de son secours ; et, dans les grandes occasions, la certitude que la force viendra, l'humble appel au donateur de cette force, enfin l'amour, la première de toutes les forces, l'amour, dont le ressort n'a point de limites connues, l'amour qui transforme toutes choses, jusqu'à se faire de la souffrance un aliment exquis, l'amour enfin, qui veut un objet hors de l'âme, et qui, par conséquent, est étranger au principe d'action du stoïcien, dont la vertu n'est qu'un mouvement de rotation sur son axe. Quelle que soit la valeur rationnelle et morale du stoïcisme, il a ses hommes, et dans chacun d'eux, son domaine et son temps. Il est moins un système et une foi que le tempérament de quelques âmes fortes ; et dans ces âmes, il ne s'applique pas à tout, comme fait l'amour ; il ne cultive qu'une partie du champ de l'âme ; il est ordinairement oblige de se faire dur pour être fort ; et surtout, viennent des moments inattendus, il apprend enfin a se mesurer ; après avoir brisé des rochers, il se brise contre un grain de sable ; il n'avait pas recouvert uniformément et également l'âme entière ; sa cuirasse d'airain, son æs triplex, fait toujours défaut quelque part ; il se donne de terribles démentis ; il ne plie pas peut-être, mais il rompt ; il ne se courbe jamais, mais il tombe, et ses chutes sont d'autant plus éclatantes qu'il tombe de plus haut ; car le stoïcisme n'est que la forme la plus spirituelle de l'orgueil : "et l'orgueil, dit l'éternelle sagesse, marche devant l'écrasement".
On peut dire toutes ces choses sans mépris, sans mésestime, et même en s'humiliant devant le stoïcisme. Le croyant, qui se sent porté, peut admirer ceux qui essaient de se porter eux-mêmes ; mais il les admire avec effroi, avec compassion ; car il connaît leur danger, et il sait, en tous cas, que l'homme, si tendrement enseigné à dire : "Ta volonté soit faite !" n'a point été invité à se le dire à soi-même. S'il y a un Dieu, c'est à lui que doit aller cette invocation, pleinement, absolument et sans réserve.
Tout ce qui vient d'être dit a dû signaler à la fois et la vraie nature du problème proposé à l'humanité, et l'impossibilité où elle s'est trouvée de le résoudre. Le stoïcisme a achevé la preuve. En lui nous avons vu la volonté,se fuyant sans cesse, et se retrouvant toujours. Il n'appartient pas à l'homme de se dire : Je veux ne pas vouloir ; je veux ne pas faire ma volonté. Cela même est un acte de volonté, de souveraineté. La volonté n'est réellement dépossédée et soumise d'une part, et, de l'autre, intrinsèquement bonne, que lorsque celle de Dieu lui a été imposée d'une manière authentique. Et la difficulté paraîtra hors de toute mesure quand on aura fait la réflexion que, pourtant, aucune religion ne saurail être vraie, dans laquelle, en définitive , la volonté ne trouve pas son compte. Elle doit, au contraire, y trouver sa pleine satisfaction ; car la vérité est inséparable du bonheur, et le bonheur est l'objet propre de la volonté, son pôle immuable ; et l'borame , par le fait même qu'il veut, veut le bonheur , et il ne peut pas vouloir autre chose ; dépouiller la volonté de cette tendance, c'est l'anéantir.
La tâche, au premier coup-d'oeil, paraît contradictoire ; mais dire qu'elle est contradictoire, c'est prononcer qu'il n'y a point de Dieu ou qu'il nous a abandonnés. La conséquence est rigoureuse, et je m'étonne que la pensée ne s'y précipite pas. Au fait, la logique la pousse vers cet abîme, mais l'instinct de la nature l'a munie de crampons qui la retiennent sur la pente.
La tâche, ai-je dit, paraît d'abord contradictoire. Un système qui à la fois accomplisse notre volonté et qui la terrasse, un système où elle soit tout ensemble vaincue et victorieuse, comment le concevoir, comment croire à sa possibilité ? Car il semble que, s'il se présente d'abord avec le dernier de ses caractères, c'est-à-dire avec l'attribut du bonheur, l'âme s'y précipitera par attrait, au lieu de s'y plier par soumission ; et s'il n'offre d'abord que son côté rigoureux, l'âme, non par choix, et délibération, mais irrésistiblement et en vertu de sa nature, se refusera à l'adopter. 11 faut, chose accablante ! que la volonté trouve son triomphe dans sa défaite et sa défaite dans son triomphe, la vérité dans le bonheur et le bonheur dans la vérité, la liberté dans la soumission et la soumission dans la liberté ! Ces choses étant prémises, j'étudie le Christianisme.—Mais à sa source, dans l'Evangile, et non ailleurs.
Avant tout examen plus particulier, je suis frappé, dans l'Evangile, d'un caractère général, répandu sur toute sa surface, entrant tout de suite dans le regard. L'Evangile est une discipline de la volonté, ou, pour dire la même chose
en d'autres termes, l'Evangile est essentiellement pratique. J'ai peu à m'arrêter sur ce caractère, bien reconnu, et qui d'ailleurs a été développé avec quelque étendue dans l'avant-dernier numéro de ce journal. Je n'ajoute qu'une remarque : Non seulement l'élément pratique y surabonde ; mais tout, dans l'Evangile, y est subordonné, tout tend à son déploiement, et à l'accroissement de sa force. Il est important de remarquer qu'à la différence des autres religions, l'Evangile n'admet la spéculation qu'à titre de point d'appui et d'auxiliaire de la pratique, et seulement dans la mesure où le besoin de la pratique le réclame. Non seulement, comme il est aisé de s'en convaincre, aucun dogme n'est oisif ; mais l'exposition du dogme s'arrête précisément, j'oserais dire brusquement, au point où la pratique, satisfaite , n'aurait point de parti à tirer d'un développement ultérieur.En d'autres religions, le dogme , après avoir fondé la pratique, se continue au-delà pour sa propre satisfaction, se prolongeant sous forme de poésie ou de métaphysique , suivant le goût et le tempérament intellectuel du peuple ou du siècle pour lequel il a été conçu. Il y a, sous ce rapport, des superfétalions dans les religions intellectuellement les plus pauvres. La pensée et l'imagination ne se résignent pas à ne point achever le cercle commencé. La religion chrétienne procède autrement. Uniquement préoccupée de la restauration de là volonté humaine, elle n'a dit des dogmes, ou pour mieux nous exprimer, des faits mystérieux tombés à sa connaissance que ce qui était strictement nécessaire à son but. Loin de satisfaire à plein la curiosité humaine, elle l'a renvoyée à jeun sur plusieurs sujets, lui imposant de la sorte un exercice de soumission avant ou après beaucoup d'autres du même genre. Cette imperfection du système, si c'était un système, me paraît admirable dans une religion, et communique à la nôtre un caractère austère et saint qui n'appartient qu'à elle.
Je poursuis mon examen, et je reconnais que cette religion, dès le moment où furent jetés ses fondements par l'éternelle Charité et l'éternelle Sagesse, a préparé les preuves de sa vérité, a écrit à mesure ses litres, enregistré ses pièces justificatives ; en un mot, seule entre toutes les religions, a manifesté l'intention formelle d'être établie dans les esprits par les moyens de la critique et de la science. Je ne dis point encore tout ce que ces preuves, trop négligées et trop dédaignées de nos jours, même par des chrétiens, ont de force et d'évidence ; je ne dis pas que des esprits très-rigoureux s'en sont déclarés satisfaits, que les plus grands génie ; ont fait leur joie de la contemplation de ces preuves, et qu'on serait scientifiquement bien heureux de pouvoir donner à tous les faits importants de l'histoire profane des bases aussi certaines que celle des détails de l'histoire chrétienne. Je dis seulement que Dieu a voulu que cette religion fût une histoire, et que jusqu'aux dogmes les plus abstraits devinssent, dans les limites du temps et de l'espace, dans l'horizon de la vie humaine, des faits extérieurs susceptibles d'être appréciés et vérifiés par les moyens ordinaires. Si ce système ne tient pas absolument à l'écart la volonté de l'examinateur, c'est qu'en aucun genre de recherches, elle n'est entièrement hors de cause ; le prétendre dans le cas dont il s'agit, ce serait faire de l'impossible une condition ; mais ce qui était possible a été fait, et n'a été fait que par le Christianisme. Il a placé ses preuves, non pas dans une sphère hors des atteintes de la volonté, mais dans une sphère qui n'est pas celle où règne la volonté. Il ne s'est pas fait philosophie ; car la philosophie, c'est l'homme lui-même, l'homme moral traduit par l'homme intellectuel, le sentiment formulé par la théorie. Le fond du Christianisme, en tant qu'histoire, n'est pas subjectif, mais objectif, extérieur au moi, ainsi que toute histoire ; nos passions peuvent fausser le regard que nous jetons sur les fàits ; mais nous ne pouvons mêler notre substance à ces faits, les identifier avec nous-mêmes, les altérer
en eux-mêmes : objectifs par leur nature, ils restent ce qu'ils sont ; nous les retrouverons, si mieux encore il n'est de dire qu'ils nous retrouveront ; les monuments subsistent et sont indestructibles ; les règles de critique subsistent et sont immuables ; la volonté n'y peut directement rien ; ce qui est faux est faux ; ce qui est vrai est vrai ; on peut refuser son attention à une preuve, son regard à un fait : on ne peut pas refuser son consentement à une évidence, et ce qui est faux ne peut pas non plus, à la longue et universellement, être tenu pour vrai. La religion chrétienne, sous ce rapport, a pris la forme la plus loyale, la plus généreuse ; et, je le répèle, elle est, entre toutes les religions, la seule qui se soit soumise à cette épreuve, la seule qui l'ait appelée.
Mais ce n'était pas tout que d'avoir, autant que la chose était naturellement possible, tenu la volonté à distance de la discussion. Ici se montre l'héroïsme de la vérité. En tant que vérité, elle aspire à être crue ; c'est sa tendance nécessaire, son désir. Mais quel moyen d'être crue que d'aller, du premier pas, heurter de front la volonté ? La vérité rompant en visière à la volonté ! Quel début ! Et cependant il le fallait. Il fallait qu'il fût bien constaté, bien évident, que la volonté humaine, sous l'apparence menteuse d'un hommage à Dieu, n'allait point au-devant d'elle-même ; il fallait qu'elle eût le sentiment, la conscience que c'était bien la volonté d'autrui qu'elle adoptait ; et pour qu'elle le sentit, il fallait qu'elle se sentît contrariée dans toutes ses parties et dans ses dernières profondeurs. A ce prix seulement elle était certaine de ne pas s'adorer elle-même sous le saint nom de Dieu.
Ici nous avons pour le Christianisme le plus imposant des témoignages, celui du genre humain. De même qu'un cri aigu de douleur avertit le chirurgien du moment où l'acier, travaillant à l'extirpation d'un mal invétéré, a pénétre au-delà des chairs mortes, et plonge dans un tissu vivant et sensible, de même un cri terrible de la nature humaine a servi de réponse au glaive de la Parole qui en labourait les profondeurs. La plaie, jusqu'alors fouillée dans tous les sens, sans que le malade se réveillât seulement, sondée à fond pour la première fois, irrite les fibres vivantes, et réveille en sursaut le patient. D'autres religions avaient pu être repoussées par un sentiment de nationalité ou par des intérêts individuels ; mais ici le tollé ! est parti de tout l'homme et de tout homme. La religion nouvelle se produit comme une ennemie, et son avènement dans le monde a les caractères d'une invasion. La Croix , en qui se résume tout ce que cette religion a de caractéristique sous le rapport dogmatique, moral et social, la croix est "scandale aux Juifs et folie aux Grecs" c'est-à-dire scandale, en tout temps, pour l'homme de la loi, qui pense avoir fait ou pouvoir faire son compte avec Dieu, folie, en tout temps, pour le sage mondain qui rit de la double idée de l'homme comptant avec Dieu, et de Dieu comptant avec l'homme. La volonté humaine, par où il faut entendre "la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et l'orgueil de la vie" la volonté humaine est clouée à cette croix. Cette croix dit tout : que l'homme irrévocablement perdu doit renoncer à toute confiance en soi-même, que ses œuvres n'ont aucune valeur qui leur soit propre, et qui puisse lui être comptée, qu'il est mort, et qu'il a à revivre ; que le fond même de ses inclinations doit être renouvelé, qu'il ne s'appartient pas à lui-même, et qu'il doit se dépouiller de sa propre volonté entre les mains de Dieu pour en recevoir une nouvelle, conforme et subordonnée à la volonté divine.
La croix, nouveau soleil de l'univers moral, concentre à son foyer tous ces rayons de la vérité ; elle est l'abrégé sublime de toutes les choses que l'Evangile dit plus explicitement. La morale de l'Evangile n'est pas la restauration partielle et successive de l'homme ; elle n'ajoute pas vertu à vertu jusqu'à ce que le cadre soit rempli : mais elle jette dans le cœur de l'homme un nouveau principe de vie et d'action, l'amour de Dieu ; et comme ce mot, si facile à articuler, est le nom d'un fait moral jusqu'alors jugé impossible, et qui l'était en effet, elle donne pour principe à ce principe, pour base à cette base, un fait d'une portée incommensurable, d'une nature mystérieuse à la fois et profondément sympathique avec nos besoins moraux, un fait qui seul complète la vie, ordonne le monde, organise le chaos, pacifie l'âme ; elle nous produit Dieu lui-même se faisant homme pour le salut des hommes ; seul levier qui pût descendre assez avant dans l'âme, pour ébranler, mouvoir et déplacer la vie ; oserai-je le dire, découverte psychologique qui n'appartenait qu'à Dieu, et dont l'application lui rend notre volonté en subjuguant notre cœur.
Fort de ce fait immense, l'Evangile élève contre nous des prétentions immenses. Je ne sais à quoi songent ceux qui consentiraient à recevoir la morale évangélique à la seule condition qu'on leur fit grâce du dogme. D'abord, c'est vouloir transplanter un arbre séparé de ses racines. Et puis, où finit le dogme, et où commence la morale ? Je désespère qu'on me le fasse voir. Dans l'Evangile le dogme est déjà de la morale, la morale est encore du dogme ; et leur caractère respectif tient à cette intime et organique union qui les fait être la continuation l'un de l'autre. Si vous déchirez le lien vivant qui les unit, si vous arrachez la morale du milieu de la religion comme un feuillet du milieu d'un livre, vous avez une morale comme toutes les morales, que vous aurez beau appeler belle, sublime, et qui ne vous liera pas plus que tout autre à la perfection. Mais, vue à sa place, et dans l'ensemble auquel elle se coordonne, la morale évangélique élève, nous le répétons, des prétentions immenses. L'Evangile exige de l'âme un abandon entier, sans réserve, de tout ce qu'elle aime, de tout ce qu'elle veut, de tout ce qu'elle est Condition indispensable d'une morale vraie : car le moindre abri, la plus modeste retraite suffit à la volonté ; le plus petit recoin de l'âme lui est un monde où elle s'espace et s'étale ; un point indivisible lui suffirait ; il n'en est pas de si étroit où elle ne se retrouve tout entière, où elle ne triomphe pleinement : ce n'est pas l'espace qui lui importe, c'est d'être : le moi ne tient point de place : il ne demande que la vie : n'être pas absolument rien, c'est tout ce qu'il demande ; car alors il est tout. Or, c'est ce dernier asile, ce point mathématique, que la morale évangélique refuse à la volonté. Aussi tous ceux qui ont honoré le système évangélique d'un regard moins superficiel ont dit, sinon avec plus de vérité, du moins avec plus de sens : "Cette morale est belle, mais elle est inapplicable, mais elle est impraticable". Assertion contradictoire et téméraire. Contradictoire, parce que le juste et l'impraticable s'excluent, parce quele devoir, en morale, implique le pouvoir, parce que ces deux idées se confondent à leur source qui est Dieu, et que les mettre en contradiction, c'est le faire menteur. Téméraire, parce que c'est juger d'un coup-d'œil ce qui veut être approfondi, et envisager du point de vue naturel un ordre de choses nécessairement surnaturel ; nier que Dieu ait pu ou voulu achever son œuvre, nier qu'il ait été fidèle à lui-même et conséquent, méconnaître les ressources dont il dispose, et dont l'emploi peut aussi bien renouveler nos forces morales que nos idées morales. Si la morale chrétienne est impraticable, il ne faut pas dire qu'elle est belle, car rien n'est beau que le vrai ; si elle est vraie, elle est praticable, dans ce sens qu'aucun de ses préceptes n'est absolument au-dessus de la portée de l'homme armé des armes de Dieu ; en ce sens surtout, que l'esprit de cette loi devient, sans réserve et sans restriction, l'esprit du croyant, à qui Dieu ne l'impose pas seulement, mais l'assimile et l'incorpore par la vertu de l'amour.
On pourrait demander s'il n'est pas nécessaire, pour coustater l'entière soumission de la volonté, de lui imposer quelque loi purement arbitraire, c'est-à-dire qui ne se recommande point par elle-même, mais uniquement par son origine et le nom de son auteur. Je me garderai bien de dire que l'imposition de lois de cette espèce sort indigne du Législateur divin ; mais je répondrai que l'Evangile n'en a point imposé de pareilles, et n'a prescrit en général que ce que la nature recommande à la conscience ; et j'ajouterai qu'en général la volonté n'est pas moins domptée par la nécessité d'obéir à des lois naturelles qu'elle ne le serait par des ordonnances arbitraires. En soi-même, il n'est déjà que trop difficile d'obéir pleinement et spirituellement aux premières, sans qu'il soit cherché à la volonté un autre exercice. Je ne suis même pas éloigné de croire que les lois naturelles sont, en général, d'une observation plus diflicile. Aisément l'orgueil se flatte et l'obéissance se matérialise dans l'observation des commandements arbitraires. Les autres offrent plus d'occasions à l'humilité et plus d'aliment à la spiritualité. Et l'expérience prouve surabondamment qu'il n'est pas besoin de porter sur un autre terrain que celui de la conscience une obéissance dont la loi évangélique a déterminé la direction et l'esprit. J'ajoute que, quand l'homme ou le prêtre ont voulu soustraire la volonté à la sublime rigueur de la loi chrétienne, ils ont créé une multitude de prescriptions arbitraires, qui ne se sont pas ajoutées, mais substituées aux lois naturelles dont l'Evangile est une nouvelle et plus parfaite publication.
On pourrait demander encore si, dans ce même but de constater la loyale soumission de la volonté, il n'est pas indispensable que l'idée du bonheur** soit écartée, s'il ne faut pas, à tout prix, éviter le dangereux contact de deux éléments dont l'un tend naturellement à absorber l'autre.
D'abord, c'est demander l'impossible, le contradictoire. La soumission de la volonté humaine à la volonté divine, c'est la vertu ; la vertu, c'est la vérité, la vérité dans l'action or, le bonheur est nécessairement inclus dans la vérité. Rien au monde, ni hors du monde, ne peut faire qu'un être dont la volonté est unie à celle de Dieu ne soit pas heureux par là même : il le serait dans le séjour des réprouvés. Rien ne peut faire que, dès ses premiers efforts pour unir sa volonté à la volonté divine, un tel être ne goûte pas en quelque mesure cette félicité véritable, qui a son principe dans la pacification du cœur. Il est donc inutile de vouloir isoler l'un de l'autre deux éléments aussi inséparables : ils se rejoindraient malgré tous les obstacles, ou périraient chacun loin de l'autre.
Si la religion chrétienne est tellement éloignée d'exclure ou d'écarler l'idée de bonheur, qu'au contraire c'est par l'offrir qu'elle débute, si c'est là son premier fait et son premier mot, c'est que, pas plus qu'aucune autre religion, elle ne peut commencer autrement. Et même si quelque chose la distingue à cet égard des autres religions, c'est d'être plus gratuitement libérale, c'est de donner tout à qui n'a rien donné, c'est de tout assurer à qui n'a rien promis. Mais ses dons sont spirituels, invisibles, assignés sur l'éternité ; et ses exigences sont prochaines, immédiates, inexorables, illimitées. Elle fait plus que de montrer le bonheur à la suite de la soumission ; elle le place dans la soumission même ; l'obéissance est plus que le moyen de la félicité même, elle est la félicité. Cette religion, toute prodigue qu'elle est dans ses dons, les tire tout entiers de notre propre cœur ; elle nous enrichit de notre propre substance ; elle nous fait les artisans de notre sort : nous ne sommes libres qu'autant que nous obéissons, riches qu'autant que nous nous dépouillons. L'abandon de notre volonté, c'est toute la religion, c'est la vie éternelle. Nous sommes clairement avertis de ce que notre instinct nous disait à voix basse depuis que le monde existe : c'est que nous n'aurons atteint la fin de notre être et le terme de nos désirs que lorsque nous aurons sincèrement, loyalement et de bon coeur abdiqué entre les mains de Dieu. Mais quoique cette vérité soit debout sur le seuil de toutes les consciences, quelle tâche néanmoins, et quel sujet d'épouvante, et quel objet d'horreur pour l'homme naturel, qu'une telle abdication ! Et pour ceux-là mêmes qui se sont laissé prendre au piège des célestes promesses, comme à un miel divin , quelle découverte accablante que celle d'une tâche qu'ils n'avaient pas même entrevue à travers ces doux mots de pardon, de grâce et de salut ! Pourquoi, malgré la beauté de ces promesses, malgré la conviction même de leur réalité, malgré l'acceptation inévitable d'une morale dont on reconnaît la justice, pourquoi, ne trouvant dans l'Evangile même que des raisons de le respecter et de l'aimer, pourquoi l'adoption rigoureuse de ses principes, pourquoi un christianisme réel, conséquent, profondément enraciné dans la vie, a-t-il été de tout temps, est-il encore une cbose rare ? pourquoi, content d'un christianisme d'écorce, auquel on ne renoncerait pas volontiers, témoigne-t-on en général de l'aversion et ne se décide-t-on qu'après de longs combats pour le franc Evangile, qui, considéré sous une de ses faces principales, n'est, à le bien prendre, que la proclamation de la souveraineté de Dieu ? C'est à cause de cela précisément ; l'attribut qui le recommande avec empire est le même qui le repousse avec puissance : la souveraineté de Dieu excluant la souveraineté de l'homme.
Faut-il s'étonner que Saint-Jean ait dit "qu'on ne saurait, sans l'intervention du Saint-Esprit, croire que Jésus-Christ est le Fils de Dieu ?".
Notes
(1) Soit que religion vienne de religare ou de relegere, ce mot signifie un service ou une obéissance. Voyez d'ailleurs sur l'histoire de ce mot une dissertation solide et intéressante, publiée en 1834 par M. Muller (religion Johann Georg Muller Bâle 1834), professeur de théologie à l'université de Bâle (A - ). Mémoire bibliographique sur les journaux des navigateurs néerlandais ... par Pieter Anton Tiele Frederik Muller.
(2) De la Religion, tome IV, page 356
(3) « Wir kœmien uns die Verpflichtung nicht wohl anschaulich machen, ohne einen Andern und dcssen Willen, næmlich Gott, "dabei zu deuken". Kant's Metaphysik der Tugendlehre.
(4) "Die Religion ist der Glaube an die Gültigkeit der Sittengesetze in der übersinnlichen Welt, in eincr voltendeten sittlichen n Gemeinschaft in der Ewigkeit, die glæubige Betrachtung Urbildes der sittlichen Gemeinschaft. "De Wette, über die Religion, p. 113.
(5) Lettres persanes, L. LXXXV.—Grandeur et Décadence des Romains, Chap. X.—Politique des Romains dans la religion, .
(6) Lettres persanes, L. XLVI.
Dogme : Définition de Atlif
Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l'autorité qui régit une certaine communauté. Un dogme moral, métaphysique; le dogme du fatalisme. À mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement (LAMART., Voy. Orient, t. 1, 1835, p. 154) :
Au sing. Le dogme. L'ensemble des dogmes. La lettre, l'esprit du dogme; établir le dogme, admettre le dogme attaquer le dogme, croire au dogme, enseigner le dogme; la formation du dogme, un professeur de dogme. Synon. la doctrine. Si jamais le christianisme n'avait été attaqué, jamais il n'aurait écrit pour fixer le dogme; mais jamais aussi le dogme n'a été fixé par écrit que parce qu'il existait antérieurement dans son état naturel, qui est celui de « parole » (J. DE MAISTRE, Constit., 1810, p. 35).
P. anal. (et souvent avec une nuance péj.). Affirmation, thèse, opinion émise sur le ton de la certitude absolue et imposée comme une vérité indiscutable. L'infaillibilité du suffrage universel est prête à devenir un dogme qui va succéder à celui de l'infaillibilité du pape (FLAUB., Corresp., 1852, p. 415). La souveraineté du peuple, qui était le dogme régnant parmi les puritains et les indépendants d'Angleterre (COUSIN, Hist. philos. XVIIIe s., t. 1, 1829, p. 83). L'économie productive faisait de grands progrès et ces progrès étaient tels que vers 1780 tout le monde croyait au dogme du progrès indéfini de l'homme (SOREL, Réfl. violence, 1908, p. 125) :
Prononc. et Orth. : []. Enq. : /dogm/. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1570 (GENTIAN HERVET, Cité de Dieu, I, 258 ds R. Hist. litt. Fr., t. 10, p. 334). Empr. au lat. class. dogma « doctrine, thèse » spéc. en lat. chrét. « croyance orthodoxe, croyance catholique », gr. « opinion, croyance ». Fréq. abs. littér. : 1 742. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 3 637, b) 2 373; XXe s. : a) 2 367, b) 1 608.
Saint-Just, 1834.- Oeuvres de Saint-Just, représentant du peuple à la Convention Nationale. Transcription du texte. "Mode d'exécution" . Séance du 13 ventose an 2 (3 mars 1794). (8 ventose - 26 février 1794)
Pierre Gévart.- Dictionnaire de culture générale à l'usage des candidats aux concours. Le bonheur doit être d'ici et non d'ailleurs. C'est ce qu'a en vue Saint-Just lorsqu'il déclare que "Le bonheur est une idée neuve en Europe" (rapport à la Convention du 3 mars 1794). Si le bonheur n'intéresse pas ou plus le moraliste moderne, il intéresse le politique dont il oriente désormais le projet. Il redevient, en tant que bonheur commun, une affaire publique. La Déclaration des droits, préambule à la Constitution du 24 juin 1793, y voit même "le but de la société" (article 1).
• Déclaration des droits, Constitution du 24 juin 1793 : Article 1. - Le but de la société est le bonheur commun. - Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la puissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
Benoit Jobidon, Québec, Canada.- Dialogue avec Saint-Just.
La dormeuse : Le bonheur est une idée neuve…. Transcription et analyse du texte de Saint-Just
(5) Lettres persanes, L. LXXXV.—Grandeur et Décadence des Romains, Chap. X.—Politique des Romains dans la religion, .
(6) Lettres persanes, L. XLVI.
Dogme : Définition de Atlif
Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l'autorité qui régit une certaine communauté. Un dogme moral, métaphysique; le dogme du fatalisme. À mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement (LAMART., Voy. Orient, t. 1, 1835, p. 154) :
1. Hélas! à quels docteurs faut-il que je me fie?
La leçon des Anciens, dogme ou philosophie,
Ne m'a rien enseigné que la crainte et l'orgueil;
Ne m'abandonne pas, toi, qui seule, ô science,
Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance!
Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.
SULLY PRUDHOMME, La Justice, Veille 2, 1878, p. 108.
A. RELIG. Point de doctrine contenu dans la révélation divine, proposé dans et par l'Église, soit par l'enseignement du magistère ordinaire et universel (dogme de foi), soit par le magistère extraordinaire (dogme de foi définie) et auquel les membres de l'Église sont tenus d'adhérer. Dogme de la Communion des Saints, de l'enfer, de l'Eucharistie. Synon. article de foi :La leçon des Anciens, dogme ou philosophie,
Ne m'a rien enseigné que la crainte et l'orgueil;
Ne m'abandonne pas, toi, qui seule, ô science,
Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance!
Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.
SULLY PRUDHOMME, La Justice, Veille 2, 1878, p. 108.
2. De même que les dogmes spéculatifs de l'existence de Dieu, de la Trinité, de la Création, de la diversité substantielle de la matière et de l'esprit, de la vocation de l'homme à la perfection et à la béatitude, conduisent au dogme pratique de la distinction du bien et du mal; de même, les dogmes spéculatifs du panthéisme, du dualisme, du matérialisme, du scepticisme, conduisent au dogme pratique de la confusion du bien avec le mal, ...
LACORDAIRE, Conf. de Notre-Dame, 1848, p. 194.
LACORDAIRE, Conf. de Notre-Dame, 1848, p. 194.
3. ... « en la personne de Pierre, des autres apôtres et de leurs successeurs, l'Église a reçu directement de Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, la mission de conduire les âmes, à la lumière du dogme révélé et de la morale chrétienne, vers la vie de l'éternité. »
MARITAIN, Primauté du spirituel, 1927, p. 22.
SYNT. Dogme de l'immortalité, de la présence réelle, de la Providence, de la Rédemption, du péché originel, de la Trinité, de l'Immaculée Conception, de l'infaillibilité pontificale; dogme exprimé, dogme révélé.MARITAIN, Primauté du spirituel, 1927, p. 22.
Au sing. Le dogme. L'ensemble des dogmes. La lettre, l'esprit du dogme; établir le dogme, admettre le dogme attaquer le dogme, croire au dogme, enseigner le dogme; la formation du dogme, un professeur de dogme. Synon. la doctrine. Si jamais le christianisme n'avait été attaqué, jamais il n'aurait écrit pour fixer le dogme; mais jamais aussi le dogme n'a été fixé par écrit que parce qu'il existait antérieurement dans son état naturel, qui est celui de « parole » (J. DE MAISTRE, Constit., 1810, p. 35).
P. anal. (et souvent avec une nuance péj.). Affirmation, thèse, opinion émise sur le ton de la certitude absolue et imposée comme une vérité indiscutable. L'infaillibilité du suffrage universel est prête à devenir un dogme qui va succéder à celui de l'infaillibilité du pape (FLAUB., Corresp., 1852, p. 415). La souveraineté du peuple, qui était le dogme régnant parmi les puritains et les indépendants d'Angleterre (COUSIN, Hist. philos. XVIIIe s., t. 1, 1829, p. 83). L'économie productive faisait de grands progrès et ces progrès étaient tels que vers 1780 tout le monde croyait au dogme du progrès indéfini de l'homme (SOREL, Réfl. violence, 1908, p. 125) :
4. ... la peinture, ou, si on préfère, la syntaxe de la peinture, ses préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques, ses dogmes, sa liturgie, sa tradition, ...
BLOY, La Femme pauvre, 1897, p. 145.
B. PHILOS. et IDÉOL. Thèse admise dans une école philosophique particulière (supra ex. 2). Les dogmes stoïciens, platoniciens :BLOY, La Femme pauvre, 1897, p. 145.
5. Il [Platon] a bien mérité, à cet égard, le témoignage que les Anciens lui ont unanimement rendu, d'avoir été le plus zélé défenseur et le plus fidèle croyant du dogme métaphysique de l'immortalité et du dogme moral des récompenses d'une autre vie.
P. LEROUX, De l'Humanité, de son principe et de son avenir, t. 2, 1840, p. 360.
Au sing. Ensemble des points de doctrine d'un système de pensée. Car tout comme celle au catholicisme, la conversion au communisme implique une abdication du libre examen, une soumission à un dogme, la reconnaissance d'une orthodoxie. Or toutes les orthodoxies me sont suspectes (GIDE, Journal, 1933, p. 1175).P. LEROUX, De l'Humanité, de son principe et de son avenir, t. 2, 1840, p. 360.
Prononc. et Orth. : []. Enq. : /dogm/. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1570 (GENTIAN HERVET, Cité de Dieu, I, 258 ds R. Hist. litt. Fr., t. 10, p. 334). Empr. au lat. class. dogma « doctrine, thèse » spéc. en lat. chrét. « croyance orthodoxe, croyance catholique », gr. « opinion, croyance ». Fréq. abs. littér. : 1 742. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 3 637, b) 2 373; XXe s. : a) 2 367, b) 1 608.
** Le bonheur est une idée neuve en Europe
Saint-Just, 1834.- Oeuvres de Saint-Just, représentant du peuple à la Convention Nationale. Transcription du texte. "Mode d'exécution" . Séance du 13 ventose an 2 (3 mars 1794). (8 ventose - 26 février 1794)
Pierre Gévart.- Dictionnaire de culture générale à l'usage des candidats aux concours. Le bonheur doit être d'ici et non d'ailleurs. C'est ce qu'a en vue Saint-Just lorsqu'il déclare que "Le bonheur est une idée neuve en Europe" (rapport à la Convention du 3 mars 1794). Si le bonheur n'intéresse pas ou plus le moraliste moderne, il intéresse le politique dont il oriente désormais le projet. Il redevient, en tant que bonheur commun, une affaire publique. La Déclaration des droits, préambule à la Constitution du 24 juin 1793, y voit même "le but de la société" (article 1).
• Déclaration des droits, Constitution du 24 juin 1793 : Article 1. - Le but de la société est le bonheur commun. - Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la puissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
Benoit Jobidon, Québec, Canada.- Dialogue avec Saint-Just.
La dormeuse : Le bonheur est une idée neuve…. Transcription et analyse du texte de Saint-Just
- Moralistes des seizième et dix-septième siècles par Alexandre Rodolphe Vinet.
- Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, Volume 1, par Alexandre Rodolphe Vinet
- Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle : Poëtes lyriques ... par Alexandre Rodolphe Vinet
Csgd94120
Culture, ce que chacun récolte dans le dalot.
Entre la morale et la philosophie
Psychologie
Discussion d'une question de date entre la morale et la philosophie
Alexandre Rodolphe Vinet.
Premier article
Le Semeur
Tome cinquième
1er janvier - 31 décembre 1836
En retraçant les principaux caractères de la morale du dix-huitième siècle (1) nous avons été frappés de son parallélisme avec une philosophie qui lui correspond de tout point. A côté des systèmes de l'époque sur les mystères de l'âme et de l'existence, apparaît une morale analogue et proportionnée à ces systèmes ; ou, si l'on aime mieux se représenter la chose autrement, la philosophie en faveur fournit la base rationnelle ou la métaphysique du système de morale accrédité. Chacun trouvera cette corrélation naturelle : une morale sans sa philosophie est un corps sans son âme ; une philosophie sans sa morale est une âme sans son corps ; une philosophie et une morale, à la fois contemporaines et indépendantes, c'est une âme et un corps agissant sans concert. Cet isolement, cette discrépance ne seraient pas concevables. Une seule chose est donc en question. La coïncidence que nous venons de signaler ne pouvant pas être fortuite, et personne ne songeant à l'expliquer par une harmonie préétablie, il est force de supposer ou que la philosophie du temps a déterminé la morale, ou que la morale a déterminé la philosophie. De ces deux suppositions, laquelle est la plus vraisemblable ?
A ne prendre les choses qu'à leur surface, il n'y a pas de doute : la philosophie doit avoir précédé la morale comme des prémisses précèdent leur conclusion. Scientifiquement parlant, la morale n'est qu'un des compartiments de la philosophie, un des étages de l'édifice dont la philosophie est la base. Ainsi posée , la question est résolue d'avance : et nous avons déjà fini, ou plutôt ce n'était pas la peine de commencer.
Mais cette genèse de la morale est-elle autre chose qu'une apparence ? Ne faut-il pas distinguer entre la vérité formelle ou littérale et la vérité substantielle ? La philosophie produit-elle la morale, ou se borne-t-elle à la formuler ? Ne serait-ce pas plutôt la philosophie qui serait issue de la morale ? Là-dessus nous avons conçu des doutes ; et leur examen nous a conduits en présence de quelques idées, que nous osons recommander à l'attention du lecteur à cause de l'importance de leur application pratique.
Remontons, tout d'abord, au point de départ respectif, au principe générateur des deux disciplines (2). La philosophie ressortit à l'intelligence, et la morale à la volonté, puisque l'une a pour objet immédiat la connaissance, et l'autre l'action. La morale, à la vérité, étant, dans son développement, un corps de notions, relève aussi de l'intelligence ; mais nous la prenons à sa naissance, dans son germe, et ce germe n'est autre que la volonté. La morale, en effet, n'est, dans son essence, que la volonté se réglant elle-même, ou se laissant régler par une loi. Mais la volonté elle-même n'est pas un fait absolument primitif, n'étant elle-même que le résultat de sentiments, d'affections, d'intuitions, dont elle suppose la préexistence dans l'âme ; la volonté est le sentiment se portant vers l'action, et passant, si l'on peut se permettre cette expression, de l'état aériforme à l'étal solide. La loi elle-même à laquelle se soumet la volonté est, ou bien un sentiment de l'âme, ou une règle quelconque à laquelle on n'obéit qu'en vertu d'un sentiment.
Or, les sentiments sont, dans l'homme psychique, le fait primitif. Ils sont en lui la condition préalable, la matière première, la substance de la pensée. Toute chaîne d'idées se rattache en dernier lieu à une conviction spontanée, à une intuition, et rien ne distingue essentiellement une intuition d'un sentiment. Le premier anneau de la pensée est scellé dans le sentiment comme dans un soleil. Que l'œil ne pénètre pas jusque là : cette lumière, qui éclaire la vie, nous n'en jouissons qu'à condition de ne la point regarder ; qui la regarde ne la voit plus.
La supériorité appartient au sentiment comme la priorité, et en vertu même de cette priorité. Il constitue l'homme dans le sens le plus intime du mot ; il domine souverainement sur sa vie ; il éveille ou fait taire la pensée ; en un mot, l'homme n'est que par ce qu'il sent, et il ne vit qu'autant qu'il aime.
Ainsi le sentiment, source immédiate de la morale, est l'aîné de la pensée, d'où sort la philosophie. L'homme sent avant que de penser ; il ne pense que parce qu'il sent.
Ces sentiments simples et primitifs , fécondés par la vie, engendrent des idées, lesquelles, à leur tour, produisent des sentiments, moins élémentaires, moins abstraits que les premiers ; et ainsi, d'actions et réactions se forme le tissu de notre vie intérieure.
Mais parmi les sentiments tout-à-fait primitifs que n'ont suscités aucune idée antérieure, il en est auxquels l'homme et l'humanité remontent sans cesse et sans intermédiaire. Cherchons-en la preuve dans le mouvement philosophique de l'esprit humain.
La philosophie, abstraction faite de ses applications diverses, n'est généralement que la recherche de la nature des choses, de leurs rapports mutuels, et, par extension, de leur unité. A ce compte, tout homme est philosophe, puisque tout homme, pour agir en connaissance de cause, éprouve le besoin d'être éclairé sur son origine, sur sa destination, sur sa place dans l'univers, et même sur ses rapports avec le monde invisible. Prenez l'homme qui pense le moins : il se sent pressé de donner à sa conduite une base rationnelle, tirée de la nature des choses et de sa propre nature ; personne ne veut agir au hasard ; personne ne consent à être sans principes ; tout le monde a un système, bon ou mauvais.
Il est plus que probable qu'au sortir de la main divine l'homme ne faisait point de système, et n'en avait point. Il connaissait par intuition et suivait par amour tout ce qui devait servir de règle à sa vie. Lorsque le péché eut rompu l'unité entre sa volonté et la loi, la lumière intérieure s'obscurcit ; lorsqu'il aima moins, il connut moins aussi, et il lui fallut chercher au loin, et avec effort, la vérité qu'autrefois il portait et puisait dans son sein. Il la chercha pour avoir une règle, qui désormais lui manquait. Mais cette règle, pourquoi la chercha-t-il ? C'est sur quoi il importe d'arrêter notre attention.
Nécessairement cette recherche emporte l'amour ou le besoin, je ne dis pas de la règle immédiatement, moins encore des préceptes particuliers qu'elle enferme , mais d'un principe qui enveloppe la règle et les préceptes, de la vérilé morale en sens abstrait, de cette harmonie qui est la santé de l'âme, de cette vie sans laquelle l'homme pensant, voulant et agissant, n'existe pourtant qu'à moitié, et dans un état plus ou moins ressenti de mutilation et de souffrance. Or, cette vérité, cette santé, cette vie, à la poursuite de laquelle l'âme est incessamment lancée, tout cela ne se prouve point, ne s'établit point par les moyens de la logique et de la science ; ce sont choses d'intuition immédiate, révélations de l'âme à l'âme, des propriétés innées de la nature morale, des sentiments. Ce ne sont pas ces sentiments que l'âme cherche ; mais ce sont eux qui la pressent de se réunir à la règle , dont elle est séparée, qu'elle n'aime pas comme règle , mais comme forme précise ou conséquence de celte vérilé abstraiie et sans forme qui réside au fond du cœur. Cette forme plus précise, on peut la demander aux hommes, aux livres, à la vie, à ses propres méditations ; mais dans tous les cas , et ; t quels qu'en soient les contours, sa pureté, sa sévérité seront proportionnées à l'énergie, à la profondeur du sentiment qui en a demandé lau recherche.
Chez les âmes moins saines, nous trouvons, à défaut de l'amour du bien, un indomptable besoin d'harmonie et d'unité qui les force à donner à leur conduite, quelle qu'elle soit, une raison. S'il y a des âmes à qui ce besoin même finit par devenir étranger, sa disparition marque en elles le passage de l'homme à la bête. Mais dans le plus grand nombre il est maintenu par la puissance de la nature ou de l'exemple. Et alors il arrive une chose singulière. On se fait des principes après coup, qu'on prétend avoir eus avant l'action ; à la place des passions, sous l'influence exclusive desquelles on a agi, on glisse un prétendu système. On dit qu'on a construit une roue pour le courant d'eau, tandis qu'on a détourné ce courant sur une roue déjà posée. Si la chose, dans son principe, était moins sérieuse et moins triste, rien ne prêterait plus au ridicule que ces systèmes de commande, véritables poétiques du crime, faites pour l'œuvre du moment comme tant d'autres poétiques. "En fait de psychologie normale, raisonnable et morale, dit un observateur judicieux (2), le système ne vient qu'après le sentiment moral, pour formuler la conduite et l'expliquer ; mais d'abord on avait agi. Et, s'il en est ainsi dans une intelligence éclairée et vertueuse, que doit-ce être dans un entendement passionné, vicieux et coupable, de quelques formes intellectuelles qu'il puisse se revêtir. Le crime d'abord, le système, la formule après, telle est la marche des choses." Nous n'ajoutons à ces remarques si jusfes qu'une chose : c'est que dans le second cas, si différent du premier, la présence d'un sentiment moral se révèle ; c'est lui qui, en gémissant, mais avec empire, demande compte de l'action à l'agent ; en sorte que la formule de l'homme vicieux et la règle de l'homme de bien sont nées sous les auspices et l'inspiration d'un même principe.
Mais nous n'avons vu jusqu'ici qu'une seule forme et une forme restreinte de l'action philosophique de l'esprit humain. La philosophie, dans son sens le plus étendu et dans sa forme la plus scientifique, n'est-elle pas soustraite par son objet même à l'empire du sentirnenl moral ? Qu'est-ce qui empêche de lui reconnaître toute la spontanéité dont elle se pique en effet ?
Ce qui l'empêche, le voici.
Si nous nous reportons au point de départ, à l'impulsion première de tout le mouvement philosophique, au moment où le genre humain s'est mis à philosopher (et ce moment est celui où les traditions ont cessé de lui suffire), nous trouverons assurément mêlés dans une forte proportion, à la curiosité dont on voudrait faire le seul mobile du mouvement philosophique, d'autres éléments moins abstraits et moins désintéressés. Aujourd'hui que la philosophie est devenue un art, une profession, un état dans le monde, nous concevons moins la situation où se trouvèrent alors les esprits, ou, pour mieux dire, les âmes. La tradition, écho des révélations primitives, était allée en s'affaiblissant ; la foi des enfants a la parole des pères avait fait défaut ; on avait laissé échapper, au milieu des ténèbres, la main qui avait guidé jusqu'alors ; il fallait pourtant avancer ; et il répugne de eroire qu'on ait passé sans intervalle de la vivante naïveté de la foi à la stupeur inerte du matérialisme. Il est impossible d'admettre qu'a une confiance qui avail eu pour principe la plus puissante des sollicitudes, ait immédiatement succédé sur les mêmes questions une curiosité froide et pleine d'abnégation. Le mouvement philosophique eut une aurore troublée et sombre ; la curiosité étail de l'angoisse ; le besoin qui cria alors fut de l'âme et non de l'esprit : l'être moral détaché de son centre, la volonté séparée de sa raison, cherchait par l'intelligence à s'y réunir. La philosophie , se rattachant à des débris de religion, fut plus d'à moitié religion. Plus tard ces deux éléments se dégagèrent insensiblement l'un de l'autre ; la philosophie, répudiée par les masses, devint l'occupation exclusive des penseurs de profession, chez qui l'habitude d'abstraire tend à affaiblir ou à voiler les caractères généraux de l'humanité : toujours la multitude est plus humaine que le savant. Ainsi la philosophie devint peu à peu ce que nous la voyons être ; mais en vain voudrait-elle abjurer les souvenirs de son berceau ; il est impossible de méconnaitre son origine, de ne pas se la représenter jaillissant du sein des angoisses du cœur humain, et plus préoccupée de satisfaire à des désirs de l'âme que de répondre à des questions de l'esprit.
Ces temps sont éloignés de nous, mais les questions que la philosopuie agite n'ont pas changé de nature. L'angoisse ne paraît plus , mais l'homme est toujours au centre des questions qu'il remue ; il est lui même la première de ces questions ; toutes les autres se ramènent à celle dont il est l'objet. Non seulement cela est, quoi qu'il en dise, mais, quoi qu'il en dise, il le sent. Il sent que ce qui définit ses rapports détermine ses devoirs et son avenir. Il n'attend pas, pour le savoir, d'être arrivé au terme de ses déductions. Dès le premier pas il est orienté, bien ou mal. La philosophie est implicitement de la morale, et tout système sur l'univers est un système sur la vie.
Ce système sur l'univers a-t-il été donné par la spéculation pure ? En d'autres termes, la spéculation qui l'a produit a-t-elle pu rester indépendante des préoccupations morales du philosophe ? Nous en douterons après avoir arrêté nos regards sur la nature même des matières philosïphiques.
Les autres sciences prennent leur objet hors de nous, soit dans la nature physique qui n'excite en nous ni sympathie ni antipathie, et nous laisse en pleine possession de notre indifférence, soit dans le monde des êtres moraux, lequel, sans offrir cet avantage au même degré, ne nous touche du moins qu'indirectement et occasionnellement. La volonté est tenue à l'écart, ou du moins l'objet scientifique ne l'attire pas forcément dans son cercle. Les faits se présentent à notre intelligence dans leur pureté objective, non enveloppés d'avance du nuage de nos passions. Les erreurs sont possibles, mais il y a une cause d'erreur de moins ; toujours est-il que l'erreur est moins prochaine, moins imminente. Un point fixe nous est donné, une assiette ferme est fournie à nos opérations intellectuelles. Le degré de certitude de nos connaissances est d'autant plus grand que leur objet, dans un sens, est plus éloigné de nous, nous est plus étranger ; et le comble de l'évidence a lieu dans la sphère des faits purement rationnels, je veux dire de ceux dont la raison a fourni jusqu'à l'étoffe. En est-il de même des idées de la philosophie, j'entends de la philosophie positive, de la philosophie à constructions ? Ou prendre leur point de départ ailleurs que dans le moi ? Et qu'est-ce que le moi pur, le moi abstrait ? On admet en géométrie la ligue sans largeur : peut-on admettre le moi sans qualités, sans vie : Un tel moi existe-t-il ailleurs que dans la tête des philosophes qui l'ont rêvé ? et ce qu'on en tire, ce qu'on en conclut est-il vrai autrement que par hypothèse ? Et ce qu'on élève sur cette base peut-il être autre chose qu'un édifice aérien, un espace dans l'espace, une mer dans l'Océan ? Si l'on accorde au moi philosophique ce que nous venons de lui refuser, a-t-on une base ferme, immuable, identique à elle-même ? Ce moi concret n'arrivera-t-il pas avec une partie de ce que la vie lui a donné, avec des intérêts, avec des passions, avec l'habitude, qu'il faut bien compter parmi les passions, avec le préjugé, qui est une habitude, en un mot avec tout un état moral qui peut nuire à l'impartialité des recherches et à l'authenticité des résultats? Et qui peut douter que ce moi-là ne soit présent et agissant au début de la recherche philosophique ? Toute recherche de cet ordre commence forcément par une petition de principe ; chacune a marqué son but dans son début; chacune, en se mettant en route, a su où elle arriverait ; il n'y a, dans le monde philosophique, point de véritable voyage de découverte ; le plus sincère a une préoccupation ; et voici du moins ce qu'on ne peut contester : chacun a des affections, une vie morale avant d'avoir une philosophie en forme ; ces affections, cette vie, c'est le moi dans toute son énergie ; ce moi n'adoptera pas, soyez-en sûrs, un système de philosophie par lequel il verrait distinctement ses affeciions démenties et son être moral contredit ; entre le système et le moi l'évidence est prompte à se poser ; la croyance philosophique se laisse déterminer par la vie : en est-il de même de la vie réciproquement ? J.-J.Rousseau a dit quelque part : "Nos sentiments dépendent de nos idées." Cela est vrai à sa date ; nous le verrons ; mais les sentiments n'obéiraient pas à des idées tout abstraites et en quelque sorte artificielles, si préalablement un sentiment intérieur n'eût commandé cette obéissance. Au reste, que nous dit cette philosophie qui recommence toujours, qui ne s'achève jamais, qui ne s'assied nulle part, qui varie avec les siècles, avec les caractères, avec les institutions, sinon qu'au lieu d'être une création de l'intelligence agissant avec une souveraine spontanéité sur les éléments que lui fournit une matière neutre, elle n'est autre chose que la succession variée des évolutions de l'âme, fatigant sa propre substance à force d'attitudes diverses ? En d'autres termes, que l'état moral est la réalité, dont l'action énergique suscite, dans la nuit des mystères métaphysiques, un rêve qui s'appelle philosophie ; rêve, je l'avoue, plein de signification et d'importance, et l'un des phénomènes les plus graves que présente la nature humaine ?
Dira-t-on que c'est là nier la philosophie ? Oui, si c'est la nier que de reconnaître que le point de départ de toute théorie de métaphysique ou d'ontologie est enfoncé dans d'impénétrables ténèbres ; qu'à l'endroit de ces ténèbres et à la place du nœud qu'elles recouvrent, nous mettons forcément notre moi ; et que toute philosophie est subjective, à prendre ce mot dans sa plus vaste signification. Si nous nions la philosophie, l'éclectisme, tout en se piquant d'être une philosophie, l'a niée avant nous ; c'est bien à cette valeur négative que le réduisent, en Allemagne, les partisans des différents systèmes en vigueur ; et, en effet, au rapport de ses plus habiles professeurs, qu'est-il que le relevé de tout ce qu'il y a de croyances populaires, ou, pour mieux dire, humaines, au fond ou à la base de tous les systèmes, la statistique des vérités d'intuition ou de sentiment que l'humanité, en tout temps, a tenues pour constantes, et enfin l'histoire générale de l'esprit humain, et non une de ses créations ?
La puissance et la rigueur de dialectique déployée dans l'exposition de quelques-uns des systèmes philosophiques , ne doit pas nous faire illusion. La dialectique n'est pas la raison ; elle est à la raison ce que l'archet est à la lyre. Elle n'est pas plus au service de la vérité que de l'erreur, et même de la folie. Un compositeur dans le délire peut tirer de son instrument la musique la plus extravagante sans que la justesse rigoureuse de la mesure et des tons lui fasse défaut un seul instant. Les fous qui raisonnent le mieux sont les plus complets. Qui n'a pas admiré la dialectique de Rousseau dans ses lettres à lord Conway, à David Hume** , et dans ses tristes dialogues ? Faussez le rayon visuel à son point de départ, fût-ce d'une quantité inappréciable, augmentez ou diminuez de l'épaisseur d'un cheveu l'ouverture d'un angle, la différence à l'extrémité sera immense peut-être. Le premier moment est décisif : à partir de là, la rigueur même de la marche dialectique est toute au profit de la première et illégale intervention de la volonté. Plus vous aurez bien raisonné, plus vous conclurez mal. Qu'on prenne garde aux hypothèses, qui sont le point de contact de la volonté arec la pensée.
Ne dirons-nous rien sur la position de tout homme qui élève ou défend un système en philosophie ; Il est homme ; il ne peut se scinder absolument ; le penseur ne peut congédier l'homme ; l'individu concret, bon gré mal gré, entre tout entier dans le cercle de la discussion philosophique. Or, il trouve toujours sur le terrain un système antérieur à appuyer ou à contredire : il n'y a d'exception que pour celui qui est venu le premier. Que dis-je ? parmi les philosophes, le premier même ne vint pas réellement le premier : il venait après les traditions ; il ne put les ignorer ; il ne put en faire abstraction ; sa tâche, son but immédiat était de les démentir ou de les confirmer ; il ne put donc être entièrement dépréoccupé ; ceux qui le suivirent ne le furent pas davantage ; l'amour-propre, l'amour de la victoire, la haine de la contradiction, la vivacité provoquante des débats ne furent pas étrangers à cette classe d'hommes, auxquels, à défaut d'autres garanties, un calme presque surhumain serait nécessaire. On dira que cet inconvénient se représente en toute recherche, en toute science. Oui ; mais dans celles dont la matière est purement objective, entièrement placée hors de nous, il trouve un remède et un contrepoids ; le mal qu'il peut faire n'est pas sans retour : dans la durée des discussions, dans le laps du temps, l'objet ne s'altère pas, les monuments ne changent pas de forme ni d'aspect ; à force de se montrer dans leur identité, ils finissent par vaincre les préventions ; et la vérité s'établit et se constitue au milieu des passions frémissantes. Cette ressource, à peu près infaillible, est-elle également assurée aux discussions que nous avons en vue ? L'erreur tombe, direz-vous ; les systèmes croulent, j'en conviens ; mais la vérité, l'évidence héritent-elles de l'erreur et des systèmes ? et la philosophie n'est-elle pas trop semblable à Pénélope recommençant aujourd'hui l'œuvre qu'hier a vu détruire ?
Qu'il est effrayant, le mot de Pascal : "La volonté, organe de la croyance !" Mais combien il est vrai ! Ce qu'on appelle la foi, dans la sphère des opinions humaines, est-ce autre chose que la volonté appliquée à des objets de spéculation ? L'intensité de cette foi n'a t-elle pas pour mesure exacte la force de la volonté ? L'esprit de tel homme, quand il a fait son choix, est hors d'état de le remplacer par un autre, hors d'état d'être frappé de la force des objections qu'on lui propose, presque hors d'état de laisser tomber sur elles un regard distrait et fugitif, ou, si ces objections, forcément examinées, le laissent sans réplique, n'en conservant pas moins toute la tranquillité, toute l'impassibilité d'une foi qui est devenue en lui une affection, et qu'une autre affection pourrait seule effacer et détruire. Est-ce mauvaise foi ? indifférence pour la vérité ? Nullement : c'est l'effet d'une âme qui s'est approprié, qui a converti en sa propre substance des croyances qui, sans doute, se rencontraient avec ses dispositions les plus intimes. Mais si cette violente préoccupation est possible en beaucoup de sujets différents, où sera-t-elle plus forte, plus obstinée, qu'en des matières où la pleine évidence est impossible, où l'expérience ne trouve pas de lieu, et où la donnée fondamentale est si voisine d'un sentiment de l'âme, que presque toujours elle se coufond avec lui ?
Mais la vérité de tout ce qui précède tient à une distinction importante entre les individus et les siècles. Quelque difficile que soit, dans un individu, la scission complète de l'homme et du penseur, il est certain que les habitudes de la vie scientifique amènent la possibilité d'une abstraction très forte, en vertu de laquelle le penseur et l'homme s'ignorent l'un l'autre dans un certain sens et jusqu'à un certain point. Il paraît d'abord bien étroit, le pont où la vie morale et la pensée doivent passer toutes deux ; ne faudra-t il pas que l'une recule afin que l'autre avance ? L'abstraction, assez souvent, élargit cet étroit passage ; la pensée et la vie passent à côté l'une de l'autre sans se coudoyer, même sans se voir. Combien de spiritualisme dans la conduite de certains hommes à qui le matérialisme a dû son crédit'. Combien de matérialisme pratique chez certains défenseurs des doctrines spiritualistes ! Sans doute un examen attentif, et répété sur un grand nombre de cas, ferait rentrer l'exception dans la règle ; en général cependant c'est moins aux individus qu'il faut regarder qu'aux masses, aux époques, aux siècles. Toutes les saillies individuelles et les accidents s'effacent dans un aspect général, tous les portraits dans le tableau. L'individu peut s'abstraire, se scinder, une moitié de lui-même ignorer l'autre : un siècle est essentiellement et toujours concret. Le genre humain est le vrai homme, l'homme complet, le type de soi-même. La psychologie n'a point de base plus sûre que l'étude du genre humain pris en masse, ou considéré de siècle en siècle. Or, le genre humain est plus conséquent que les individus. Telles que sont ses mœurs, telle est sa morale ; telle qu'est sa morale , telle est sa philosophie. C'est à cet homme collectif que s'appliquent les observations que nous avons présentées ; ces observations, vraies des individus en général, le sont sans réserve transportées à l'humanité.
Un fait important, cent fois reproduit, répandu pour ainsi dire dans toute l'histoire des sociétés, vient à l'appui des considérations précédentes.
Les théories sociales, aussi bien que la philosophie, affectent la spontanéité. Elles se piquent de prendre naissance dans l'examen de la nature des choses, c'est-à-dire des vrais rapports de l'homme avec l'homme et de l'individu avec la Société. Et cependant tous les faits s'élèvent contre cette prétention. Ils nous conduisent même à penser que jamais la spéculation pure n'eût trouvé ces théories, ni même ne les eût cherchées. Elles n'ont apparu dans le monde qu'à la suite des faits qui les rendaient nécessaires. Elles se sont présentées à titre de remède ou de protestation. La souffrance a éveillé le sentiment, le sentiment a éveillé l'idée. Les théories qui en ont résulté n'en sont pas pour cela moins vraies. Leur vérité, en effet, n'est pas abstraite, mais relative ; vérité qui dort en quelque sorte jusqu'à ce que le besoin la réveille. Il n'y a pas de raison suffisante pour que, dans cet ordre d'idées, une seule vienne au jour et se formule aussi longtemps que rien ne la blesse. L'ordre qui n'a pas été précédé du désordre n'est pas remarqué tant qu'il dure. Vivant et fort, il n'a point de nom ; sa première voix est un cri d'alarme ; c'est en périssant qu'il se nomme. C'est l'esclavage qui a donné l'idée de la liberté, les privilèges celle de l'égalité, l'oppression religieuse celle des droits de la conscience. Il n est pas dans la nature de l'humanité de s'éprendre pour des spéculations pures avant toute expérience qui les lui ait rendues respectables et chères. Mais, menacé dans la possession d'un bien, on s'avise alors que cette possession est un droit ; ce droit, on le constate, on l'exprime, on le circonscrit ; dès lors, ilsera défendu comme vérité abstraite, alors même qu'il aura cessé d'être'menacé ; poussé d'abord à sa défense par le souvenir de ses dangers passés, par la prévision de ses dangers à venir, on y sera porté ensuite d'une manière plus pure par l'intérêt dù à toute vérité. Mais encore alors cet intérêt épuré ne sera pas éprouvé également par tout le monde : il y aura toujours, sous ce rapport, une différence entre la multitude et les penseurs.
On a voulu faire des réformateurs du seizième siècle les champions de la liberté de conscience. Jamais avec ce dogme abstrait ils n'eussent remué les masses ; jamais aussi ce dogme abstrait ne leur eût, eux-mêmes, inspiré tout ce qu'ils ont fait. Un intérêt plus intime, plus personnel, si l'on peut ainsi parler, mit en mouvement l'Europe du seizième siècle. On ne commença pas par réclamer la liberté religieuse, mais par en faire usage. On fit mieux que de la démontrer, on s'en empara. Bien loin de la démontrer, à peine y croyait-on ; du moins on n'y croyait que pour soi-même et pour le cas présent ; après l'avoir revendiquée, on la refusait aux autres ; ce n'est que lentement qu'elle est devenue vérité générale à l'usage et au bénéfice de tout le monde ; et il a fallu, pour cela, que chacun tour à tour eût été froissé dans sa conscience, qu'une longue expérience eût démontré que tous les vrais droits sont réciproques et que nul, dans ce genre, ne peut s'attribuer ce qu'il refuse à autrui. On parle des progrès de l'esprit humain, de sa rapide ascension : c'est de sa paresse qu'il faudrait parler ; les vérités les plus simples, les plus nécessaires, ont eu mille obstacles à surmonter ; et ce n'est guère que par la porle étroite de la nécessité qu'elles ont pénétré dans le cœur et de là ont passé dans l'esprit. Elles ont du vivre, et prouver leur vie par l'action, avant d'être adoptées par l'intelligence.
Ce fait si universel, si répété, ne paraîtra pas sans rapport avec la question que nous étudions aujourd'hui. En constatant la tendance de l'humanité à faire marcher le sentiment avant l'idée, il ajoute un degré de probabilité à l'opinion que nous avons exposée !
Mais en accordant, d'après ces données, l'initialive à la morale sur la philosophie, n'accorderons-nous point de réaction à la philosophie sur la morale, et, plus généralement, à la pensée sur le sentiment ? Sans doute : et c'est ici que la proposition de J.-J. Rousseau trouve sa vérité. Les doctrines sont nées des besoins, si l'on enferme dans ce mot de besoins les sentiments, qui ont toute la force et la valeur de véritables besoins ; mais, en tombant dans des cœurs disposés d'avance à les recevoir, elles y réchauffent et y développent des germes qui s'y trouvaient avant elles ; elles accroissent de beaucoup l'intensité des penchants avec lesquels elles concordent (4) ; appelées dans l'âme par une des dispositions de l'âme, elles paient libéralement cet accueil ; voici même quelque chose d'étonnant : elles dépassent le sentiment ou le besoin qui les a fait naitre. C'est comme une loi de notre destinée, que de la théorie et de la pratique, toujours l'une déborde l'autre, que les effets débordent les causes, tant qu'enfin, en quelque manière, l'effet devient cause de sa cause, c'est-à-dire que l'idée excite et même exagère le sentiment qui lui a donné naissance.
Tel est son effet, remarquable surtout dans la région des opinions politiques. Que cet effet soit irrégulier dans son exagération, bien qu'inévitable et naturel ; que cette impossibilité où se trouvent la pratique et la théorie, le fait et l'idde, de marcher d'un même pas, soit un mal et un mal bien grave, on en conviendra sans peine; mais il n'en faudra pas moins reconnaître les droits de la théorie sur la pratique, et les titres de l'idée au gouvernement de la vie. L idée naît des faits ; elle a dû, s'il est permis de parler ainsi, être vécue avant d'être conçue ; mais une fois conçue, elle prétend avec justice à régler la vie, ou plutôt la vie se range avec raison sous sa tutelle souveraine. Un instinct nous avertit que ce que nous sommes n'est pas la norme de ce que nous devons être, que nous avons à chercher hors de nous-mêmes notre règle, que notre volonté ne peut pas être la loi de notre volonté, qu il faut auparavant qu'elle soit réglée sur l'idée, sur la vérité, qui doit être autre chose que le moi. Mais si l'idée elle-même est issue du moi, si elle n'en est que l'expression, si elle en reproduit tous les caractères, comment nous servirait-elle de règle ? Chacun aspire à ordonner sa vie sur des convictions : mais si ses convictions ne sont que sa volonté déguisée, dans quel cercle vicieux, n'est-il pas contraint de tourner ? Nous ne dirons pas à ce sujet : "Là commence un abîme, il faut le respecter" mais nous dirons : "Là se présente un problème : il faut lui trouver une solution". C'est ce que nous tenterons dans un deuxième et dernier article.
Notes
* Lumières, mouvement intellectuel né au XVIIIe siècle auquel il a donné son nom, le siècle des Lumières
** Œuvres complètes de J. J. Rousseau Par Jean-Jacques Rousseau,Victor-Donatien Musset-Pathay
(1) Ces deux articles sont détachés d'un travail sur les écrivains moralistes du dix-huitième siècle.
(2) On voudra bien nous passer ce mot, que l'allemand a depuis longtemps emprunté au latin pour désigner les différentes branches d'études : "lisdem ferè annis, dit Quintilien, aliarum quoque disciplinarum studia iogredienda sunt", Inst. Or. L. I, C. 7.
(3) Lettre de M. le docteur Lélul sur Lacenaire, dans le Moniteur du Commerce, du 14 janvier 1836 [organe de défense et d'expansion des intérêts économiques français. Sur Lacenaire, voire : " Annie Stora-Lamarre.- Incontournable morale: colloque international de Besançon, 9-10 octobre 1997 : actes du colloque, Volume 680
Numéro 14 de Série historique.- Presses Univ. Franche-Comté, 1998.].
(4) C'est à l'aide de ces idées qu'il faut modifier ce qu'a dit Montesquieu sur l'introduction des doctrines d'Epicure à Rome. (Grandeur et décadence des Romains, ch. X.)
Culture, ce que chacun récolte dans le dalot.
Csgd94120
Société d'Histoire 94120 Saint-George & Dalayrac
Discussion d'une question de date entre la morale et la philosophie
Alexandre Rodolphe Vinet.
Premier article
Le Semeur
Tome cinquième
1er janvier - 31 décembre 1836
En retraçant les principaux caractères de la morale du dix-huitième siècle (1) nous avons été frappés de son parallélisme avec une philosophie qui lui correspond de tout point. A côté des systèmes de l'époque sur les mystères de l'âme et de l'existence, apparaît une morale analogue et proportionnée à ces systèmes ; ou, si l'on aime mieux se représenter la chose autrement, la philosophie en faveur fournit la base rationnelle ou la métaphysique du système de morale accrédité. Chacun trouvera cette corrélation naturelle : une morale sans sa philosophie est un corps sans son âme ; une philosophie sans sa morale est une âme sans son corps ; une philosophie et une morale, à la fois contemporaines et indépendantes, c'est une âme et un corps agissant sans concert. Cet isolement, cette discrépance ne seraient pas concevables. Une seule chose est donc en question. La coïncidence que nous venons de signaler ne pouvant pas être fortuite, et personne ne songeant à l'expliquer par une harmonie préétablie, il est force de supposer ou que la philosophie du temps a déterminé la morale, ou que la morale a déterminé la philosophie. De ces deux suppositions, laquelle est la plus vraisemblable ?
A ne prendre les choses qu'à leur surface, il n'y a pas de doute : la philosophie doit avoir précédé la morale comme des prémisses précèdent leur conclusion. Scientifiquement parlant, la morale n'est qu'un des compartiments de la philosophie, un des étages de l'édifice dont la philosophie est la base. Ainsi posée , la question est résolue d'avance : et nous avons déjà fini, ou plutôt ce n'était pas la peine de commencer.
Mais cette genèse de la morale est-elle autre chose qu'une apparence ? Ne faut-il pas distinguer entre la vérité formelle ou littérale et la vérité substantielle ? La philosophie produit-elle la morale, ou se borne-t-elle à la formuler ? Ne serait-ce pas plutôt la philosophie qui serait issue de la morale ? Là-dessus nous avons conçu des doutes ; et leur examen nous a conduits en présence de quelques idées, que nous osons recommander à l'attention du lecteur à cause de l'importance de leur application pratique.
Remontons, tout d'abord, au point de départ respectif, au principe générateur des deux disciplines (2). La philosophie ressortit à l'intelligence, et la morale à la volonté, puisque l'une a pour objet immédiat la connaissance, et l'autre l'action. La morale, à la vérité, étant, dans son développement, un corps de notions, relève aussi de l'intelligence ; mais nous la prenons à sa naissance, dans son germe, et ce germe n'est autre que la volonté. La morale, en effet, n'est, dans son essence, que la volonté se réglant elle-même, ou se laissant régler par une loi. Mais la volonté elle-même n'est pas un fait absolument primitif, n'étant elle-même que le résultat de sentiments, d'affections, d'intuitions, dont elle suppose la préexistence dans l'âme ; la volonté est le sentiment se portant vers l'action, et passant, si l'on peut se permettre cette expression, de l'état aériforme à l'étal solide. La loi elle-même à laquelle se soumet la volonté est, ou bien un sentiment de l'âme, ou une règle quelconque à laquelle on n'obéit qu'en vertu d'un sentiment.
Or, les sentiments sont, dans l'homme psychique, le fait primitif. Ils sont en lui la condition préalable, la matière première, la substance de la pensée. Toute chaîne d'idées se rattache en dernier lieu à une conviction spontanée, à une intuition, et rien ne distingue essentiellement une intuition d'un sentiment. Le premier anneau de la pensée est scellé dans le sentiment comme dans un soleil. Que l'œil ne pénètre pas jusque là : cette lumière, qui éclaire la vie, nous n'en jouissons qu'à condition de ne la point regarder ; qui la regarde ne la voit plus.
La supériorité appartient au sentiment comme la priorité, et en vertu même de cette priorité. Il constitue l'homme dans le sens le plus intime du mot ; il domine souverainement sur sa vie ; il éveille ou fait taire la pensée ; en un mot, l'homme n'est que par ce qu'il sent, et il ne vit qu'autant qu'il aime.
Ainsi le sentiment, source immédiate de la morale, est l'aîné de la pensée, d'où sort la philosophie. L'homme sent avant que de penser ; il ne pense que parce qu'il sent.
Ces sentiments simples et primitifs , fécondés par la vie, engendrent des idées, lesquelles, à leur tour, produisent des sentiments, moins élémentaires, moins abstraits que les premiers ; et ainsi, d'actions et réactions se forme le tissu de notre vie intérieure.
Mais parmi les sentiments tout-à-fait primitifs que n'ont suscités aucune idée antérieure, il en est auxquels l'homme et l'humanité remontent sans cesse et sans intermédiaire. Cherchons-en la preuve dans le mouvement philosophique de l'esprit humain.
La philosophie, abstraction faite de ses applications diverses, n'est généralement que la recherche de la nature des choses, de leurs rapports mutuels, et, par extension, de leur unité. A ce compte, tout homme est philosophe, puisque tout homme, pour agir en connaissance de cause, éprouve le besoin d'être éclairé sur son origine, sur sa destination, sur sa place dans l'univers, et même sur ses rapports avec le monde invisible. Prenez l'homme qui pense le moins : il se sent pressé de donner à sa conduite une base rationnelle, tirée de la nature des choses et de sa propre nature ; personne ne veut agir au hasard ; personne ne consent à être sans principes ; tout le monde a un système, bon ou mauvais.
Il est plus que probable qu'au sortir de la main divine l'homme ne faisait point de système, et n'en avait point. Il connaissait par intuition et suivait par amour tout ce qui devait servir de règle à sa vie. Lorsque le péché eut rompu l'unité entre sa volonté et la loi, la lumière intérieure s'obscurcit ; lorsqu'il aima moins, il connut moins aussi, et il lui fallut chercher au loin, et avec effort, la vérité qu'autrefois il portait et puisait dans son sein. Il la chercha pour avoir une règle, qui désormais lui manquait. Mais cette règle, pourquoi la chercha-t-il ? C'est sur quoi il importe d'arrêter notre attention.
Nécessairement cette recherche emporte l'amour ou le besoin, je ne dis pas de la règle immédiatement, moins encore des préceptes particuliers qu'elle enferme , mais d'un principe qui enveloppe la règle et les préceptes, de la vérilé morale en sens abstrait, de cette harmonie qui est la santé de l'âme, de cette vie sans laquelle l'homme pensant, voulant et agissant, n'existe pourtant qu'à moitié, et dans un état plus ou moins ressenti de mutilation et de souffrance. Or, cette vérité, cette santé, cette vie, à la poursuite de laquelle l'âme est incessamment lancée, tout cela ne se prouve point, ne s'établit point par les moyens de la logique et de la science ; ce sont choses d'intuition immédiate, révélations de l'âme à l'âme, des propriétés innées de la nature morale, des sentiments. Ce ne sont pas ces sentiments que l'âme cherche ; mais ce sont eux qui la pressent de se réunir à la règle , dont elle est séparée, qu'elle n'aime pas comme règle , mais comme forme précise ou conséquence de celte vérilé abstraiie et sans forme qui réside au fond du cœur. Cette forme plus précise, on peut la demander aux hommes, aux livres, à la vie, à ses propres méditations ; mais dans tous les cas , et ; t quels qu'en soient les contours, sa pureté, sa sévérité seront proportionnées à l'énergie, à la profondeur du sentiment qui en a demandé lau recherche.
Chez les âmes moins saines, nous trouvons, à défaut de l'amour du bien, un indomptable besoin d'harmonie et d'unité qui les force à donner à leur conduite, quelle qu'elle soit, une raison. S'il y a des âmes à qui ce besoin même finit par devenir étranger, sa disparition marque en elles le passage de l'homme à la bête. Mais dans le plus grand nombre il est maintenu par la puissance de la nature ou de l'exemple. Et alors il arrive une chose singulière. On se fait des principes après coup, qu'on prétend avoir eus avant l'action ; à la place des passions, sous l'influence exclusive desquelles on a agi, on glisse un prétendu système. On dit qu'on a construit une roue pour le courant d'eau, tandis qu'on a détourné ce courant sur une roue déjà posée. Si la chose, dans son principe, était moins sérieuse et moins triste, rien ne prêterait plus au ridicule que ces systèmes de commande, véritables poétiques du crime, faites pour l'œuvre du moment comme tant d'autres poétiques. "En fait de psychologie normale, raisonnable et morale, dit un observateur judicieux (2), le système ne vient qu'après le sentiment moral, pour formuler la conduite et l'expliquer ; mais d'abord on avait agi. Et, s'il en est ainsi dans une intelligence éclairée et vertueuse, que doit-ce être dans un entendement passionné, vicieux et coupable, de quelques formes intellectuelles qu'il puisse se revêtir. Le crime d'abord, le système, la formule après, telle est la marche des choses." Nous n'ajoutons à ces remarques si jusfes qu'une chose : c'est que dans le second cas, si différent du premier, la présence d'un sentiment moral se révèle ; c'est lui qui, en gémissant, mais avec empire, demande compte de l'action à l'agent ; en sorte que la formule de l'homme vicieux et la règle de l'homme de bien sont nées sous les auspices et l'inspiration d'un même principe.
Mais nous n'avons vu jusqu'ici qu'une seule forme et une forme restreinte de l'action philosophique de l'esprit humain. La philosophie, dans son sens le plus étendu et dans sa forme la plus scientifique, n'est-elle pas soustraite par son objet même à l'empire du sentirnenl moral ? Qu'est-ce qui empêche de lui reconnaître toute la spontanéité dont elle se pique en effet ?
Ce qui l'empêche, le voici.
Si nous nous reportons au point de départ, à l'impulsion première de tout le mouvement philosophique, au moment où le genre humain s'est mis à philosopher (et ce moment est celui où les traditions ont cessé de lui suffire), nous trouverons assurément mêlés dans une forte proportion, à la curiosité dont on voudrait faire le seul mobile du mouvement philosophique, d'autres éléments moins abstraits et moins désintéressés. Aujourd'hui que la philosophie est devenue un art, une profession, un état dans le monde, nous concevons moins la situation où se trouvèrent alors les esprits, ou, pour mieux dire, les âmes. La tradition, écho des révélations primitives, était allée en s'affaiblissant ; la foi des enfants a la parole des pères avait fait défaut ; on avait laissé échapper, au milieu des ténèbres, la main qui avait guidé jusqu'alors ; il fallait pourtant avancer ; et il répugne de eroire qu'on ait passé sans intervalle de la vivante naïveté de la foi à la stupeur inerte du matérialisme. Il est impossible d'admettre qu'a une confiance qui avail eu pour principe la plus puissante des sollicitudes, ait immédiatement succédé sur les mêmes questions une curiosité froide et pleine d'abnégation. Le mouvement philosophique eut une aurore troublée et sombre ; la curiosité étail de l'angoisse ; le besoin qui cria alors fut de l'âme et non de l'esprit : l'être moral détaché de son centre, la volonté séparée de sa raison, cherchait par l'intelligence à s'y réunir. La philosophie , se rattachant à des débris de religion, fut plus d'à moitié religion. Plus tard ces deux éléments se dégagèrent insensiblement l'un de l'autre ; la philosophie, répudiée par les masses, devint l'occupation exclusive des penseurs de profession, chez qui l'habitude d'abstraire tend à affaiblir ou à voiler les caractères généraux de l'humanité : toujours la multitude est plus humaine que le savant. Ainsi la philosophie devint peu à peu ce que nous la voyons être ; mais en vain voudrait-elle abjurer les souvenirs de son berceau ; il est impossible de méconnaitre son origine, de ne pas se la représenter jaillissant du sein des angoisses du cœur humain, et plus préoccupée de satisfaire à des désirs de l'âme que de répondre à des questions de l'esprit.
Ces temps sont éloignés de nous, mais les questions que la philosopuie agite n'ont pas changé de nature. L'angoisse ne paraît plus , mais l'homme est toujours au centre des questions qu'il remue ; il est lui même la première de ces questions ; toutes les autres se ramènent à celle dont il est l'objet. Non seulement cela est, quoi qu'il en dise, mais, quoi qu'il en dise, il le sent. Il sent que ce qui définit ses rapports détermine ses devoirs et son avenir. Il n'attend pas, pour le savoir, d'être arrivé au terme de ses déductions. Dès le premier pas il est orienté, bien ou mal. La philosophie est implicitement de la morale, et tout système sur l'univers est un système sur la vie.
Ce système sur l'univers a-t-il été donné par la spéculation pure ? En d'autres termes, la spéculation qui l'a produit a-t-elle pu rester indépendante des préoccupations morales du philosophe ? Nous en douterons après avoir arrêté nos regards sur la nature même des matières philosïphiques.
Les autres sciences prennent leur objet hors de nous, soit dans la nature physique qui n'excite en nous ni sympathie ni antipathie, et nous laisse en pleine possession de notre indifférence, soit dans le monde des êtres moraux, lequel, sans offrir cet avantage au même degré, ne nous touche du moins qu'indirectement et occasionnellement. La volonté est tenue à l'écart, ou du moins l'objet scientifique ne l'attire pas forcément dans son cercle. Les faits se présentent à notre intelligence dans leur pureté objective, non enveloppés d'avance du nuage de nos passions. Les erreurs sont possibles, mais il y a une cause d'erreur de moins ; toujours est-il que l'erreur est moins prochaine, moins imminente. Un point fixe nous est donné, une assiette ferme est fournie à nos opérations intellectuelles. Le degré de certitude de nos connaissances est d'autant plus grand que leur objet, dans un sens, est plus éloigné de nous, nous est plus étranger ; et le comble de l'évidence a lieu dans la sphère des faits purement rationnels, je veux dire de ceux dont la raison a fourni jusqu'à l'étoffe. En est-il de même des idées de la philosophie, j'entends de la philosophie positive, de la philosophie à constructions ? Ou prendre leur point de départ ailleurs que dans le moi ? Et qu'est-ce que le moi pur, le moi abstrait ? On admet en géométrie la ligue sans largeur : peut-on admettre le moi sans qualités, sans vie : Un tel moi existe-t-il ailleurs que dans la tête des philosophes qui l'ont rêvé ? et ce qu'on en tire, ce qu'on en conclut est-il vrai autrement que par hypothèse ? Et ce qu'on élève sur cette base peut-il être autre chose qu'un édifice aérien, un espace dans l'espace, une mer dans l'Océan ? Si l'on accorde au moi philosophique ce que nous venons de lui refuser, a-t-on une base ferme, immuable, identique à elle-même ? Ce moi concret n'arrivera-t-il pas avec une partie de ce que la vie lui a donné, avec des intérêts, avec des passions, avec l'habitude, qu'il faut bien compter parmi les passions, avec le préjugé, qui est une habitude, en un mot avec tout un état moral qui peut nuire à l'impartialité des recherches et à l'authenticité des résultats? Et qui peut douter que ce moi-là ne soit présent et agissant au début de la recherche philosophique ? Toute recherche de cet ordre commence forcément par une petition de principe ; chacune a marqué son but dans son début; chacune, en se mettant en route, a su où elle arriverait ; il n'y a, dans le monde philosophique, point de véritable voyage de découverte ; le plus sincère a une préoccupation ; et voici du moins ce qu'on ne peut contester : chacun a des affections, une vie morale avant d'avoir une philosophie en forme ; ces affections, cette vie, c'est le moi dans toute son énergie ; ce moi n'adoptera pas, soyez-en sûrs, un système de philosophie par lequel il verrait distinctement ses affeciions démenties et son être moral contredit ; entre le système et le moi l'évidence est prompte à se poser ; la croyance philosophique se laisse déterminer par la vie : en est-il de même de la vie réciproquement ? J.-J.Rousseau a dit quelque part : "Nos sentiments dépendent de nos idées." Cela est vrai à sa date ; nous le verrons ; mais les sentiments n'obéiraient pas à des idées tout abstraites et en quelque sorte artificielles, si préalablement un sentiment intérieur n'eût commandé cette obéissance. Au reste, que nous dit cette philosophie qui recommence toujours, qui ne s'achève jamais, qui ne s'assied nulle part, qui varie avec les siècles, avec les caractères, avec les institutions, sinon qu'au lieu d'être une création de l'intelligence agissant avec une souveraine spontanéité sur les éléments que lui fournit une matière neutre, elle n'est autre chose que la succession variée des évolutions de l'âme, fatigant sa propre substance à force d'attitudes diverses ? En d'autres termes, que l'état moral est la réalité, dont l'action énergique suscite, dans la nuit des mystères métaphysiques, un rêve qui s'appelle philosophie ; rêve, je l'avoue, plein de signification et d'importance, et l'un des phénomènes les plus graves que présente la nature humaine ?
Dira-t-on que c'est là nier la philosophie ? Oui, si c'est la nier que de reconnaître que le point de départ de toute théorie de métaphysique ou d'ontologie est enfoncé dans d'impénétrables ténèbres ; qu'à l'endroit de ces ténèbres et à la place du nœud qu'elles recouvrent, nous mettons forcément notre moi ; et que toute philosophie est subjective, à prendre ce mot dans sa plus vaste signification. Si nous nions la philosophie, l'éclectisme, tout en se piquant d'être une philosophie, l'a niée avant nous ; c'est bien à cette valeur négative que le réduisent, en Allemagne, les partisans des différents systèmes en vigueur ; et, en effet, au rapport de ses plus habiles professeurs, qu'est-il que le relevé de tout ce qu'il y a de croyances populaires, ou, pour mieux dire, humaines, au fond ou à la base de tous les systèmes, la statistique des vérités d'intuition ou de sentiment que l'humanité, en tout temps, a tenues pour constantes, et enfin l'histoire générale de l'esprit humain, et non une de ses créations ?
La puissance et la rigueur de dialectique déployée dans l'exposition de quelques-uns des systèmes philosophiques , ne doit pas nous faire illusion. La dialectique n'est pas la raison ; elle est à la raison ce que l'archet est à la lyre. Elle n'est pas plus au service de la vérité que de l'erreur, et même de la folie. Un compositeur dans le délire peut tirer de son instrument la musique la plus extravagante sans que la justesse rigoureuse de la mesure et des tons lui fasse défaut un seul instant. Les fous qui raisonnent le mieux sont les plus complets. Qui n'a pas admiré la dialectique de Rousseau dans ses lettres à lord Conway, à David Hume** , et dans ses tristes dialogues ? Faussez le rayon visuel à son point de départ, fût-ce d'une quantité inappréciable, augmentez ou diminuez de l'épaisseur d'un cheveu l'ouverture d'un angle, la différence à l'extrémité sera immense peut-être. Le premier moment est décisif : à partir de là, la rigueur même de la marche dialectique est toute au profit de la première et illégale intervention de la volonté. Plus vous aurez bien raisonné, plus vous conclurez mal. Qu'on prenne garde aux hypothèses, qui sont le point de contact de la volonté arec la pensée.
Ne dirons-nous rien sur la position de tout homme qui élève ou défend un système en philosophie ; Il est homme ; il ne peut se scinder absolument ; le penseur ne peut congédier l'homme ; l'individu concret, bon gré mal gré, entre tout entier dans le cercle de la discussion philosophique. Or, il trouve toujours sur le terrain un système antérieur à appuyer ou à contredire : il n'y a d'exception que pour celui qui est venu le premier. Que dis-je ? parmi les philosophes, le premier même ne vint pas réellement le premier : il venait après les traditions ; il ne put les ignorer ; il ne put en faire abstraction ; sa tâche, son but immédiat était de les démentir ou de les confirmer ; il ne put donc être entièrement dépréoccupé ; ceux qui le suivirent ne le furent pas davantage ; l'amour-propre, l'amour de la victoire, la haine de la contradiction, la vivacité provoquante des débats ne furent pas étrangers à cette classe d'hommes, auxquels, à défaut d'autres garanties, un calme presque surhumain serait nécessaire. On dira que cet inconvénient se représente en toute recherche, en toute science. Oui ; mais dans celles dont la matière est purement objective, entièrement placée hors de nous, il trouve un remède et un contrepoids ; le mal qu'il peut faire n'est pas sans retour : dans la durée des discussions, dans le laps du temps, l'objet ne s'altère pas, les monuments ne changent pas de forme ni d'aspect ; à force de se montrer dans leur identité, ils finissent par vaincre les préventions ; et la vérité s'établit et se constitue au milieu des passions frémissantes. Cette ressource, à peu près infaillible, est-elle également assurée aux discussions que nous avons en vue ? L'erreur tombe, direz-vous ; les systèmes croulent, j'en conviens ; mais la vérité, l'évidence héritent-elles de l'erreur et des systèmes ? et la philosophie n'est-elle pas trop semblable à Pénélope recommençant aujourd'hui l'œuvre qu'hier a vu détruire ?
Qu'il est effrayant, le mot de Pascal : "La volonté, organe de la croyance !" Mais combien il est vrai ! Ce qu'on appelle la foi, dans la sphère des opinions humaines, est-ce autre chose que la volonté appliquée à des objets de spéculation ? L'intensité de cette foi n'a t-elle pas pour mesure exacte la force de la volonté ? L'esprit de tel homme, quand il a fait son choix, est hors d'état de le remplacer par un autre, hors d'état d'être frappé de la force des objections qu'on lui propose, presque hors d'état de laisser tomber sur elles un regard distrait et fugitif, ou, si ces objections, forcément examinées, le laissent sans réplique, n'en conservant pas moins toute la tranquillité, toute l'impassibilité d'une foi qui est devenue en lui une affection, et qu'une autre affection pourrait seule effacer et détruire. Est-ce mauvaise foi ? indifférence pour la vérité ? Nullement : c'est l'effet d'une âme qui s'est approprié, qui a converti en sa propre substance des croyances qui, sans doute, se rencontraient avec ses dispositions les plus intimes. Mais si cette violente préoccupation est possible en beaucoup de sujets différents, où sera-t-elle plus forte, plus obstinée, qu'en des matières où la pleine évidence est impossible, où l'expérience ne trouve pas de lieu, et où la donnée fondamentale est si voisine d'un sentiment de l'âme, que presque toujours elle se coufond avec lui ?
Mais la vérité de tout ce qui précède tient à une distinction importante entre les individus et les siècles. Quelque difficile que soit, dans un individu, la scission complète de l'homme et du penseur, il est certain que les habitudes de la vie scientifique amènent la possibilité d'une abstraction très forte, en vertu de laquelle le penseur et l'homme s'ignorent l'un l'autre dans un certain sens et jusqu'à un certain point. Il paraît d'abord bien étroit, le pont où la vie morale et la pensée doivent passer toutes deux ; ne faudra-t il pas que l'une recule afin que l'autre avance ? L'abstraction, assez souvent, élargit cet étroit passage ; la pensée et la vie passent à côté l'une de l'autre sans se coudoyer, même sans se voir. Combien de spiritualisme dans la conduite de certains hommes à qui le matérialisme a dû son crédit'. Combien de matérialisme pratique chez certains défenseurs des doctrines spiritualistes ! Sans doute un examen attentif, et répété sur un grand nombre de cas, ferait rentrer l'exception dans la règle ; en général cependant c'est moins aux individus qu'il faut regarder qu'aux masses, aux époques, aux siècles. Toutes les saillies individuelles et les accidents s'effacent dans un aspect général, tous les portraits dans le tableau. L'individu peut s'abstraire, se scinder, une moitié de lui-même ignorer l'autre : un siècle est essentiellement et toujours concret. Le genre humain est le vrai homme, l'homme complet, le type de soi-même. La psychologie n'a point de base plus sûre que l'étude du genre humain pris en masse, ou considéré de siècle en siècle. Or, le genre humain est plus conséquent que les individus. Telles que sont ses mœurs, telle est sa morale ; telle qu'est sa morale , telle est sa philosophie. C'est à cet homme collectif que s'appliquent les observations que nous avons présentées ; ces observations, vraies des individus en général, le sont sans réserve transportées à l'humanité.
Un fait important, cent fois reproduit, répandu pour ainsi dire dans toute l'histoire des sociétés, vient à l'appui des considérations précédentes.
Les théories sociales, aussi bien que la philosophie, affectent la spontanéité. Elles se piquent de prendre naissance dans l'examen de la nature des choses, c'est-à-dire des vrais rapports de l'homme avec l'homme et de l'individu avec la Société. Et cependant tous les faits s'élèvent contre cette prétention. Ils nous conduisent même à penser que jamais la spéculation pure n'eût trouvé ces théories, ni même ne les eût cherchées. Elles n'ont apparu dans le monde qu'à la suite des faits qui les rendaient nécessaires. Elles se sont présentées à titre de remède ou de protestation. La souffrance a éveillé le sentiment, le sentiment a éveillé l'idée. Les théories qui en ont résulté n'en sont pas pour cela moins vraies. Leur vérité, en effet, n'est pas abstraite, mais relative ; vérité qui dort en quelque sorte jusqu'à ce que le besoin la réveille. Il n'y a pas de raison suffisante pour que, dans cet ordre d'idées, une seule vienne au jour et se formule aussi longtemps que rien ne la blesse. L'ordre qui n'a pas été précédé du désordre n'est pas remarqué tant qu'il dure. Vivant et fort, il n'a point de nom ; sa première voix est un cri d'alarme ; c'est en périssant qu'il se nomme. C'est l'esclavage qui a donné l'idée de la liberté, les privilèges celle de l'égalité, l'oppression religieuse celle des droits de la conscience. Il n est pas dans la nature de l'humanité de s'éprendre pour des spéculations pures avant toute expérience qui les lui ait rendues respectables et chères. Mais, menacé dans la possession d'un bien, on s'avise alors que cette possession est un droit ; ce droit, on le constate, on l'exprime, on le circonscrit ; dès lors, ilsera défendu comme vérité abstraite, alors même qu'il aura cessé d'être'menacé ; poussé d'abord à sa défense par le souvenir de ses dangers passés, par la prévision de ses dangers à venir, on y sera porté ensuite d'une manière plus pure par l'intérêt dù à toute vérité. Mais encore alors cet intérêt épuré ne sera pas éprouvé également par tout le monde : il y aura toujours, sous ce rapport, une différence entre la multitude et les penseurs.
On a voulu faire des réformateurs du seizième siècle les champions de la liberté de conscience. Jamais avec ce dogme abstrait ils n'eussent remué les masses ; jamais aussi ce dogme abstrait ne leur eût, eux-mêmes, inspiré tout ce qu'ils ont fait. Un intérêt plus intime, plus personnel, si l'on peut ainsi parler, mit en mouvement l'Europe du seizième siècle. On ne commença pas par réclamer la liberté religieuse, mais par en faire usage. On fit mieux que de la démontrer, on s'en empara. Bien loin de la démontrer, à peine y croyait-on ; du moins on n'y croyait que pour soi-même et pour le cas présent ; après l'avoir revendiquée, on la refusait aux autres ; ce n'est que lentement qu'elle est devenue vérité générale à l'usage et au bénéfice de tout le monde ; et il a fallu, pour cela, que chacun tour à tour eût été froissé dans sa conscience, qu'une longue expérience eût démontré que tous les vrais droits sont réciproques et que nul, dans ce genre, ne peut s'attribuer ce qu'il refuse à autrui. On parle des progrès de l'esprit humain, de sa rapide ascension : c'est de sa paresse qu'il faudrait parler ; les vérités les plus simples, les plus nécessaires, ont eu mille obstacles à surmonter ; et ce n'est guère que par la porle étroite de la nécessité qu'elles ont pénétré dans le cœur et de là ont passé dans l'esprit. Elles ont du vivre, et prouver leur vie par l'action, avant d'être adoptées par l'intelligence.
Ce fait si universel, si répété, ne paraîtra pas sans rapport avec la question que nous étudions aujourd'hui. En constatant la tendance de l'humanité à faire marcher le sentiment avant l'idée, il ajoute un degré de probabilité à l'opinion que nous avons exposée !
Mais en accordant, d'après ces données, l'initialive à la morale sur la philosophie, n'accorderons-nous point de réaction à la philosophie sur la morale, et, plus généralement, à la pensée sur le sentiment ? Sans doute : et c'est ici que la proposition de J.-J. Rousseau trouve sa vérité. Les doctrines sont nées des besoins, si l'on enferme dans ce mot de besoins les sentiments, qui ont toute la force et la valeur de véritables besoins ; mais, en tombant dans des cœurs disposés d'avance à les recevoir, elles y réchauffent et y développent des germes qui s'y trouvaient avant elles ; elles accroissent de beaucoup l'intensité des penchants avec lesquels elles concordent (4) ; appelées dans l'âme par une des dispositions de l'âme, elles paient libéralement cet accueil ; voici même quelque chose d'étonnant : elles dépassent le sentiment ou le besoin qui les a fait naitre. C'est comme une loi de notre destinée, que de la théorie et de la pratique, toujours l'une déborde l'autre, que les effets débordent les causes, tant qu'enfin, en quelque manière, l'effet devient cause de sa cause, c'est-à-dire que l'idée excite et même exagère le sentiment qui lui a donné naissance.
Tel est son effet, remarquable surtout dans la région des opinions politiques. Que cet effet soit irrégulier dans son exagération, bien qu'inévitable et naturel ; que cette impossibilité où se trouvent la pratique et la théorie, le fait et l'idde, de marcher d'un même pas, soit un mal et un mal bien grave, on en conviendra sans peine; mais il n'en faudra pas moins reconnaître les droits de la théorie sur la pratique, et les titres de l'idée au gouvernement de la vie. L idée naît des faits ; elle a dû, s'il est permis de parler ainsi, être vécue avant d'être conçue ; mais une fois conçue, elle prétend avec justice à régler la vie, ou plutôt la vie se range avec raison sous sa tutelle souveraine. Un instinct nous avertit que ce que nous sommes n'est pas la norme de ce que nous devons être, que nous avons à chercher hors de nous-mêmes notre règle, que notre volonté ne peut pas être la loi de notre volonté, qu il faut auparavant qu'elle soit réglée sur l'idée, sur la vérité, qui doit être autre chose que le moi. Mais si l'idée elle-même est issue du moi, si elle n'en est que l'expression, si elle en reproduit tous les caractères, comment nous servirait-elle de règle ? Chacun aspire à ordonner sa vie sur des convictions : mais si ses convictions ne sont que sa volonté déguisée, dans quel cercle vicieux, n'est-il pas contraint de tourner ? Nous ne dirons pas à ce sujet : "Là commence un abîme, il faut le respecter" mais nous dirons : "Là se présente un problème : il faut lui trouver une solution". C'est ce que nous tenterons dans un deuxième et dernier article.
Notes
* Lumières, mouvement intellectuel né au XVIIIe siècle auquel il a donné son nom, le siècle des Lumières
** Œuvres complètes de J. J. Rousseau Par Jean-Jacques Rousseau,Victor-Donatien Musset-Pathay
(1) Ces deux articles sont détachés d'un travail sur les écrivains moralistes du dix-huitième siècle.
(2) On voudra bien nous passer ce mot, que l'allemand a depuis longtemps emprunté au latin pour désigner les différentes branches d'études : "lisdem ferè annis, dit Quintilien, aliarum quoque disciplinarum studia iogredienda sunt", Inst. Or. L. I, C. 7.
(3) Lettre de M. le docteur Lélul sur Lacenaire, dans le Moniteur du Commerce, du 14 janvier 1836 [organe de défense et d'expansion des intérêts économiques français. Sur Lacenaire, voire : " Annie Stora-Lamarre.- Incontournable morale: colloque international de Besançon, 9-10 octobre 1997 : actes du colloque, Volume 680
Numéro 14 de Série historique.- Presses Univ. Franche-Comté, 1998.].
(4) C'est à l'aide de ces idées qu'il faut modifier ce qu'a dit Montesquieu sur l'introduction des doctrines d'Epicure à Rome. (Grandeur et décadence des Romains, ch. X.)
Culture, ce que chacun récolte dans le dalot.
Csgd94120
Société d'Histoire 94120 Saint-George & Dalayrac
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